LA FORME, C’EST LE MESSAGE
A propos de Invasion, de Hugo Santiago

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Invasion (c) D.R.

Si l’oeuvre de Santiago, Borges et Bioy Casares peut être lue comme une version filmique de la scène –fondatrice de la littérature argentine– du viol, la pénétration, l’invasion de la civilisation, la civitas, la Ville (Invasion n’est pas "accessoirement" un film sur la ville) par une extériorité menaçante, les caractéristiques avec lesquelles cette dernière est représentée la rendent impossible à lire comme une "allégorie" historique : il ne s’agit pas de la barbarie rosiste du Facundo, ni du péronisme de Casa tomada, ni d’un coup d’état militaire ni d’aucune manifestation politique concrète. S’il y a de la politique dans Invasion, elle se trouve au niveau maximal de la fictionnalisation, comme un degré zéro –selon les termes de Horacio Gonzalez–, comme une pure forme. L’affrontement pur est la pure forme de la politique : c’est le thème de ce "cinéma pur" que propose Invasion, et c’est sa forme qui nous conduit à lui.

En effet, la forme, dans Invasion, n’est pas accessoire au thème ; elle n’en exprime pas une mise en scène. C’est un film où la forme et le fond sont indifférenciables, car l’une nous amène à l’autre. L’impossibilité du récit et l’impossibilité de l’ancrer dans la réalité, les éléments qui se rapportent à l’aspect formel du film, nous transportent directement - nous insistons- au thème de celui-ci, topique récurrent de la philosophie occidentale et de la littérature borgienne, héritage sans équivoque de Joseph Conrad. S’il y a une situation d’affrontement contre l’altérité, une scène qui se répète –qui a trait à l’idée de lutte pour la lutte elle-même, d’un éternel affrontement, d’une bataille sans fin– et une scène insensée, dont le sens naît de l’action elle-même, c’est la scène primordiale du duel. Dans Le Duel de Conrad, deux officiers de cavalerie de l’armée de Napoléon 1er se voient mêlés –pour une raison insignifiante (...)– à un conflit privé et sans fin tout au long de leur carrière militaire, au milieu d’un affrontement global des guerres européennes. La portée métaphorique qu’a le duel par rapport à ce duel global qu’est la politique apparaît explicitement dans la première phrase du roman de Conrad : Napoléon Ier, dont la carrière fut semblable à un duel contre l’Europe tout entière...

Cette scène primordiale est celle que pensèrent les grands philosophes occidentaux, de Hobbes à Hegel, comme début de la civilisation, comme degré zéro de la politique. Son intérêt, chez Borges comme chez Conrad, se situe dans la réunion, en une seule allégorie, des deux grands modes de pensée que la philosophie occidentale a de la relation de la subjectivité par rapport à l’autre : l’autre comme obstacle (de Hobbes –l’homme est un loup pour l’homme, à Sartre– l’Enfer c’est les autres) et l’autre comme nécessaire (de Rousseau à Levi-Strauss). Dans le duel borgésien, tout comme dans celui de Hegel, l’autre est à la fois source d’antagonisme et de reconnaissance. L’autre apparaît sous la forme de l’oracle : c’est là où se trouve –comme dirait Borges : avec une horreur sacrée– le reflet de notre propre visage. A la fin de la bataille, il n’y a ni victoire ni défaite, mais il y a une connaissance de son identité, la révélation d’un destin. Le destin des luttes (le destin de l’histoire) est ainsi moins politique qu’épisté-mologique.

Dans Invasion, le caractère infini de la lutte –la fin ouverte avec les jeunes qui reprennent les armes pour continuer la défense la ville– laisse entendre la difficulté de trouver ce destin, le mystère de l’identité.

Par Jung Ha Kang
Extrait du livre Decorados Apuntes para una historia social del cine argentino
Edition Manuel Suare



DANS LES CONFINS DE LA PLANÈTE
Le cinéma conjectural de Hugo Santiago

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Une tragédie Cinématographique

Invasion (c) D.R.

Parfois, rarement, les images si contingentes du cinéma frôlent l’angoisse de cette présence qui insiste, inopportune, sur l’extériorité de l’Univers. Invasion, "l’opéra prima" de Hugo Santiago, cherche dans les petites batailles la dimension héroïque de cette ténacité ; non pas son inertie, mais sa force de résistance. Le synopsis du film rédigé par Borges dit laconiquement : Invasion est la légende d’une ville, imaginaire ou réelle, assiégée par de puissants ennemis et défendue par une poignée d’hommes, qui peut-être ne sont pas des héros. Ils lutteront jusqu’à la fin, sans soupçonner que leur combat est infini.

Tout est dit : le ton, les personnages et l’espace. D’une part, d’après sa définition, et sa volonté de ne pas classer le film dans un registre déterminé, la synthèse argumentale impose une forme narrative ambiguë, propice à l’oscillation dans le fantastique. D’autre part, le caractère paradoxal de ses héros ; les défenseurs de cette ville n’essaient pas de réaliser des exploits, ils prétendent seulement s’affronter au sort avec une dignité mélancolique. Mais défendre cette ville est une tâche sans fin ; Aquiléa se définit par son état de siège, un espace fermé, sans point de fuite. Il arrive un moment limite où, on le sait, aucune forteresse ne peut faire front à un état de siège prolongé. Il s’agit de ça : de pousser les limites au-delà desquelles survivre est impossible. A long terme, l’isolement se transforme inévitablement en condamnation. Par conséquent, il ne s’agit pas de vaincre ou d’être vaincu ; l’affrontement se présente autrement ; c’est un exercice de persévérance, une preuve de courage. Et si cela est ainsi, ce qu’il y a de vraiment héroïque dans l’histoire n’est pas l’issue du combat mais le constat qu’il est sans fin. Dans cette nostalgie d’un destin épique, Invasion introduit une forme moderne de tragédie dans le cinéma. Tous, dans le film, contribuent à écrire cet avenir qui leur a été attribué et qui les dépasse. Comme dans Tema del traidor y del héroe, les personnages semblent agir pour accomplir leur destin. Mais, ce faisant, ils découvrent la beauté irrésistible de se dévouer à une passion. Et cela les condamne au silence.


Aquiléa, 1957

(...) Il va de soi que les préférences cinématographiques de Borges avec sa poétique de l’écriture : Borges trouve dans le cinéma une résonance capable d’amplifier ses idées générales sur la narration. Borges pense que l’irréalité est la "condition de l’art" : la création dépend d’un artifice imaginatif et non d’un registre ni de la reproduction ; c’est la distance et non la prétendue fidélité de la représentation ce qui suscite l’émotion esthétique. Dans un compte rendu cinématographique de 1937, il écrit : entrer dans un cinéma de la rue Lavalle et me retrouver (non sans surprise) dans le Golfe du Bengale ou sur l’avenue Wabash me paraît bien préférable que de rentrer dans ce même cinéma, et de me retrouver (non sans surprise) dans la rue Lavalle. (...)


Par David Oubiña Filmologia Ensayos - Édition Bordes Manantial