Aquiléa, ville usée, sans enfant et
presque sans femme, sans avenue et sans place, où l’auto
tourne entre des murs ou dans des terrains vagues, sans horizon,
ville à son crépuscule, est envahie.
Reggiani dirait par les loups. Mais ce n’est pas une ville assiégée
qui se défend, qui proclame son combat, dénonce l’adversaire
et embrasse ce qu’elle défend. Aquiléa est rongée
comme un château de sable que la mer dissout. Un groupe d’hommes,
plus très jeunes ; commerçants et petits notables,
se forme autour d’un vieillard solitaire qui ne parle qu’à
un chat, immobile comme un hibou.
Ils ne sont pas l’armée d’une ville qui ne se défend
pas. Ils conspirent au cœur de la ville, pour elle, contre l’ennemi
qui s’infiltre de partout comme une armée de rats bien nourris.
Ces hommes ne parlent pas ; ils ne forment pas vraiment un groupe.
Ils ne sont pas unis par un avenir commun, mais par les correspondances
secrètes qui unissent leurs souvenirs et leurs habitudes
personnels. Chacun d’eux va à la mort pour des raisons qu’ils
n’indiquent qu’avec pudeur. Ce combat sans espoir permet à
chacun de mourir avec un courage discret, d’une mort presque choisie,
qui ne brise pas, qui clôt une vie passée. Chacun d’eux
disparaît, s’efface dans la violence qui les avale.
L’angoisse monte tout au long du film : elle emporte tout ce qui
demeurait au début d’échanges entre les hommes. La
mélodie est remplacée par le bruit, la mort transforme
le groupe en une série de destins personnels.
Telle est l’histoire, peut-être, de la petite bourgeoisie
de Buenos Aires qui disparaît dans la nuit, qui perd la parole,
qui ne représente plus rien que des modes passées
et des murs noircis.
Elle meurt discrètement, également. Mais pourquoi
meurt-elle et pourquoi voudrait-elle vivre ? Elle n’a plus aucune
raison d’être et cette insignifiance historique détruit
jusqu’à la communication entre les individus.
Ce film est froid, peut-être parce que Hugo Santiago a travaillé
avec Bresson ; plus encore parce que ce froid et ce silence rompu
seulement par des bruits de pas, des crissements de pneus, des coups
de feu, sont ceux d’une société morte avant d’être
détruite.
Le spectateur n’est pas appelé à s’identifier aux
personnages. Il ne trouve en face de lui rien de ce qui les fait
vivre, ni le risque des idées, ni la chaleur des sentiments,
ni la lucidité du sexe. Mais il sent monter en lui le doute,
l’usure, le vide, jusqu’à ce que cette angoisse devienne
insupportable. Alors le film s’achève, le mot fin est sur
l’écran, mais de nouvelles images se bousculent, des hommes
plus jeunes s’arment pour combattre.
Parce qu’il est né à Buenos Aires, parce qu’il est
l’adieu glacé à un moment passé de cette ville,
ce film est tout à l’opposé d’un commentaire historique,
dont il faudrait déchiffrer les allusions. Je pensais aussi
en le voyant aux villes et aux sociétés d’Europe qui
se sont écroulées, presque mortes avant d’être
assassinées. Paris en juin 40, la ville abandonnée,
où des hommes seuls se suicidaient avant l’arrivée
des nazis.
Le sujet de ce film est le temps, quand il n’est
plus l’Histoire
Alain Touraine,
Juillet 1969
|
|
(...) Le plus grand auteur de films qu’a donné l’Argentine
et l’un des meilleurs du monde entier depuis ces dernières
années... Invasion, réalisé par Santiago, est
sans conteste le meilleur film jamais tourné par un argentin.
Angel Faretta, Fierro, 1989
(...) Il serait difficile de citer un autre film du cinéma
argentin, qui ait comme Invasion, le statut de film culte. Un film
d’un caractère exceptionnel.
Eduardo A.Russo, El Amante Cine, 1994
(...) L’inquiétude politique se double d’une
angoisse existentielle. Les formes envahissantes sont celles de
la mort (interprétation que suggère un très
beau poème chanté à la guitare). La vie continue
et la résistance, mais avec d’autres et pour d’autres.
Jean-Louis Bory, Le Nouvel Observateur,
1971
(...) Ces dimensions métaphysiques s’ouvrent elles-mêmes
sur une démarche foncièrement poétique, discernables
à la fois dans la vision du monde de l’auteur et les structures
formelles de l’oeuvre. Vision poétique dans la mesure même
où Hugo Santiago incite le spectateur à dépasser
les apparences pour tenter d’atteindre l’essence des êtres
et des choses, l’au-delà de l’écorce superficielle
du réel.
Michel Estève, Etudes, mars 1971
(...) Le film se présente comme un espace
où s’affrontent plusieurs conceptions du cinéma qui
devraient théoriquement s’exclure : Walsh et Bresson, par
exemple. Loin de s’annuler, leur rencontre produit un objet ciné-matographique
sévère, complexe, intelligent, aussi irrécupérable
par l’allégorie que par la chronique, et qui s’offre le luxe
d’atteindre une forme close de perfection pour la briser dans ses
derniers instants.
Edgardo Cozarinski, extrait de Jorge Luis
Borges :
Sur le cinéma - Editions Albatros – 1979
|