CHRONIQUES D’UN AUTRE TEMPS
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(...) L’Aquiléa, c’est une de ces démocraties latino-américaines, récente et fragile, avec une armée qui attend que son heure revienne et des guérilleros qui risquent de la faire revenir "objectivement" et pour de vrai. Un bon exemple d’Aquiléa, c’est l’Argentine. (...) Serge Daney, Libération, mai 1986



Aquiléa, ville usée, sans enfant et presque sans femme, sans avenue et sans place, où l’auto tourne entre des murs ou dans des terrains vagues, sans horizon, ville à son crépuscule, est envahie.

Reggiani dirait par les loups. Mais ce n’est pas une ville assiégée qui se défend, qui proclame son combat, dénonce l’adversaire et embrasse ce qu’elle défend. Aquiléa est rongée comme un château de sable que la mer dissout. Un groupe d’hommes, plus très jeunes ; commerçants et petits notables, se forme autour d’un vieillard solitaire qui ne parle qu’à un chat, immobile comme un hibou.

Ils ne sont pas l’armée d’une ville qui ne se défend pas. Ils conspirent au cœur de la ville, pour elle, contre l’ennemi qui s’infiltre de partout comme une armée de rats bien nourris.

Ces hommes ne parlent pas ; ils ne forment pas vraiment un groupe. Ils ne sont pas unis par un avenir commun, mais par les correspondances secrètes qui unissent leurs souvenirs et leurs habitudes personnels. Chacun d’eux va à la mort pour des raisons qu’ils n’indiquent qu’avec pudeur. Ce combat sans espoir permet à chacun de mourir avec un courage discret, d’une mort presque choisie, qui ne brise pas, qui clôt une vie passée. Chacun d’eux disparaît, s’efface dans la violence qui les avale.
L’angoisse monte tout au long du film : elle emporte tout ce qui demeurait au début d’échanges entre les hommes. La mélodie est remplacée par le bruit, la mort transforme le groupe en une série de destins personnels.

Telle est l’histoire, peut-être, de la petite bourgeoisie de Buenos Aires qui disparaît dans la nuit, qui perd la parole, qui ne représente plus rien que des modes passées et des murs noircis.

Elle meurt discrètement, également. Mais pourquoi meurt-elle et pourquoi voudrait-elle vivre ? Elle n’a plus aucune raison d’être et cette insignifiance historique détruit jusqu’à la communication entre les individus.

Ce film est froid, peut-être parce que Hugo Santiago a travaillé avec Bresson ; plus encore parce que ce froid et ce silence rompu seulement par des bruits de pas, des crissements de pneus, des coups de feu, sont ceux d’une société morte avant d’être détruite.

Le spectateur n’est pas appelé à s’identifier aux personnages. Il ne trouve en face de lui rien de ce qui les fait vivre, ni le risque des idées, ni la chaleur des sentiments, ni la lucidité du sexe. Mais il sent monter en lui le doute, l’usure, le vide, jusqu’à ce que cette angoisse devienne insupportable. Alors le film s’achève, le mot fin est sur l’écran, mais de nouvelles images se bousculent, des hommes plus jeunes s’arment pour combattre.

Parce qu’il est né à Buenos Aires, parce qu’il est l’adieu glacé à un moment passé de cette ville, ce film est tout à l’opposé d’un commentaire historique, dont il faudrait déchiffrer les allusions. Je pensais aussi en le voyant aux villes et aux sociétés d’Europe qui se sont écroulées, presque mortes avant d’être assassinées. Paris en juin 40, la ville abandonnée, où des hommes seuls se suicidaient avant l’arrivée des nazis.

Le sujet de ce film est le temps, quand il n’est plus l’Histoire

Alain Touraine, Juillet 1969

 



(...) Le plus grand auteur de films qu’a donné l’Argentine et l’un des meilleurs du monde entier depuis ces dernières années... Invasion, réalisé par Santiago, est sans conteste le meilleur film jamais tourné par un argentin. Angel Faretta, Fierro, 1989

(...) Il serait difficile de citer un autre film du cinéma argentin, qui ait comme Invasion, le statut de film culte. Un film d’un caractère exceptionnel.
Eduardo A.Russo, El Amante Cine, 1994

(...) L’inquiétude politique se double d’une angoisse existentielle. Les formes envahissantes sont celles de la mort (interprétation que suggère un très beau poème chanté à la guitare). La vie continue et la résistance, mais avec d’autres et pour d’autres.
Jean-Louis Bory, Le Nouvel Observateur, 1971

(...) Ces dimensions métaphysiques s’ouvrent elles-mêmes sur une démarche foncièrement poétique, discernables à la fois dans la vision du monde de l’auteur et les structures formelles de l’oeuvre. Vision poétique dans la mesure même où Hugo Santiago incite le spectateur à dépasser les apparences pour tenter d’atteindre l’essence des êtres et des choses, l’au-delà de l’écorce superficielle du réel.
Michel Estève, Etudes, mars 1971

(...) Le film se présente comme un espace où s’affrontent plusieurs conceptions du cinéma qui devraient théoriquement s’exclure : Walsh et Bresson, par exemple. Loin de s’annuler, leur rencontre produit un objet ciné-matographique sévère, complexe, intelligent, aussi irrécupérable par l’allégorie que par la chronique, et qui s’offre le luxe d’atteindre une forme close de perfection pour la briser dans ses derniers instants.
Edgardo Cozarinski, extrait de Jorge Luis Borges :
Sur le cinéma - Editions Albatros – 1979