C’est une bute, une colline,
un espace ouvert au ciel, une île, un ailleurs. C’est
un bidon-ville, une arrière-cour boueuse et crottée,
un coin perdu, un jardin d’enfer, un non-lieu, un espace immensément
fini, c’est toute la misère du monde. Un cercle suspendu
entre le ciel enflammé et l’eau miroitante du baquet
désolé où l’enfant-tram dosdéskadène
en ligne de fuite, droit devant, inflexible dans la moindre
gestuelle du conducteur de train. Mais cet enfant (qui n’est
plus, il a le corps d’un presque homme) est fou. Il fait semblant
ou quoi ? Que fait-il ? Il est sorti de sa maison,
un carré de toile et de verres où tous les murs
sont envahis de dessins enfantins colorés de trains ;
laissant sa mère scander une prière incantatoire,
agenouillée devant l’autel. Il ne lui reste que cette
stridence de la voix répétitive comme arme contre
la folie de son fils.
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Arrivé au milieu
d’un tas de ferrailles, il retrouve son aire. Le jeu peut
commencer. De son regard myope aux paupières mi-closes,
il hume de ses oreilles l’air, le sourire béat aux
lèvres. Il écoute. Il semble appeler par la
seule et terrifiante force de son désir l'encouragement
du train, ce chuintement reconnaissable. La réponse
admirable du cinéma advient. Rassuré, il peut
manœuvrer. Que font ces mains qui gesticulent dans le vide ?
Appliqué, tout à sa tâche, à son
rituel - car on devine à la concentration du personnage
qu’il s’agit bien d’un rendez-vous sacré - où
le plan rapproché sur son pied actionnant une invisible
pédale atteste de sa rigoureuse connaissance de l’acte.
Et il s’élance, s’ébranle et s’ébroue
en une machine ridicule, se faisant caillasser par les jeunes
écoliers de l’autre côte de la rive (enfants
sages en culottes courtes). Où est le train ?
Il est le train. La caméra aussi s’ébranle et
lui montre le chemin en un travelling où la morale
s’effectue. Elle ne reste pas sur le côté, au
bord du mépris amusé, elle est à ses
côtés, lui ouvrant le champ de tous les possibles
parcours et bifurcations, sans dérailler. Horloger
du temps par sa scansion harmonique, il est la Locomotive,
le leitmotiv obtus du film faisant le lien de tous les récits
de vie du bidonville. Moteur et action du récit filmique,
il est le continuum burlesque essentiel. Ce jeune illuminé
détient la grâce, jusqu’à la folie de
nous faire voir et croire en l’indicible. Mais à quel
prix…
Le prix de toutes ses vies
sans noms propres où tout un chacun est désigné
selon son caractère et son type. Il y a l’homme aux
tics habillé comme un notaire, le policier et le voyou
hâbleur semblant sorti des bas-fonds new-yorkais de
West Side Story de Robert Wise (1961), la jeune fille,
le vieillard, le sage, le médecin, le père de
famille, le mari, le jeune amoureux, l’aveugle, le mendiant
et son fils. Ces deux personnages focalisent et cristallisent
toutes les misères de la vie. Ils sont pires que Charlot
et le Kid car encore plus misérables, ils n’ont même
pas de maison ni de toits sur lesquels ils pourraient s’envoler.
Leurs ventres sonnent creux, ils n’ont plus la force de courir,
seulement celle de rêver aux étoiles et constater
que les Européens sont plus entreprenants car leurs
maisons sont faites d’acier et de béton. C’est le jeune
gosse qui part chercher pitance, ramassant en silence les
restes des gamelles issus des cuisines des gens de la ville.
Au ras du sol ; du haut de ses gambettes en guenilles,
on dirait un chien. Le père rêve et l’enfant
quête. Le petit homme prend soin de l’adulte, tel le
Kid préparant le repas (des crêpes) alors que
son père Charlot lit et fume paisiblement indolent.
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Cette inversion des rôles
traverse tout le film où c’est le volé qui montre
et donne au voleur le peu d’argent qu’il a, tout en s’excusant
de ne pouvoir honorer celui qui vient la nuit le débusquer.
L’oncle ne tient pas son rôle de gardien de famille,
il viole la nièce, le père des enfants des autres
assume le rôle nourricier maternel jusqu’à porter
la coiffe et la ronde corpulence. Les hommes boivent et les
femmes jeunes s’échinent au labeur. L’ordre est déstabilisé
constamment et le flamboiement de couleurs joue son rôle
de terreur : le spectateur est sommé de regarder
en face toute la violence que l’homme charrie en lui, de bêtise
et de haine, mais aussi de colère et de détresse.
Rien n’est soustrait aux feux des lumières du cinéma
et de la peinture. Le chaos règne au cœur de ce no
man’s land et tous les mouvements sont soumis à cette
loi d’un monde sans évolution où même
les rêves sont bornés. Lorsque le père
raconte au gosse avec ses mains la maison de ses rêves,
il ne peut décrire que le seuil fermé d’une
grille occidentale ouvragée. Le mouvement de ses doigts
dans l’air dessine des formes que le contre-champ représente.
Et lorsqu’il semble réussir une fois l'hallucination
complète d’une maison (où l’on voit un assemblage
pop-art de cubes à la Jean Nouvel) il n’obtient de
son fils que sa parole laconique : " C’est
vrai ".
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