Roland in Lynchland - John Gielgud, Frank Silav, Jack Nance

Richard Farnsworth est mort, et cette mort m’en rappelle d’autres, récentes, de membres de la famille lynchienne. John Gielgud, interprète magnifique de Carr Gomm, le responsable du London Hospital dans The Elephant Man, qui nous a quittés cette année ; une présence étonnante, un charisme fou, une carrière éblouissante ; je souhaitais l’interviewer un jour pour compléter mon étude du film de David, il me faudra remettre cet entretien à plus tard, un projet de plus à ranger dans la boîte des regrets… Frank Silva, le technicien qui travaillait sur le tournage de Twin Peaks et qui avait inspiré à David le personnage inoubliable et terrifiant de Bob : l’interprète de Bob, symbole du Mal à l’état pur, démon immortel et omnipotent, a succombé à une crise cardiaque... Jack Nance bien sûr, dont l’absence me touche de près puisque je l’ai rencontré et que j’ai pu lui parler, ou plutôt l’écouter durant des heures ; une véritable légende pour les amoureux des films de David, dont la carrière et l’existence n’ont pourtant pas été très favorisées par une bonne étoile. L’entendre évoquer des souvenirs de films et voir dans son regard combien certaines scènes ou certaines périodes associées à ceux-ci faisaient remonter à la surface de sa mémoire des événements douloureux et tragiques, percevoir alors son regard se perdre au fond de lui-même, absorbé par une vision venue du passé, restera à jamais un des moments les plus éprouvants et les plus émouvants de ce tournage de Lost Highway. Jack, si sympathique, simple et chaleureux sur le plateau, qui avait vieilli prématurément et dont la vie a pris fin tragiquement lorsqu’il a été agressé à la sortie d’un drugstore par des voyous qui n’en voulaient qu’à son argent…

Et combien d’autres dont je ne soupçonne pas un instant qu’ils ne sont plus, car ils ne sont pas très connus et ne feront jamais la une des journaux, comme par exemple Hank Worden, l’adorable petit vieux qui jouait un garçon d’hôtel décrépit et fragile dans Twin Peaks , un acteur qui avait d’ailleurs un itinéraire un peu comparable à celui de Richard Farnsworth puisqu’il avait fait ses premiers pas devant une caméra à l’époque florissante du western. Lorsqu’on découvre un acteur au cours de sa carrière, il est toujours passionnant ensuite de revoir les films dans lesquels il a joué mais qu’on avait vus sans y faire attention la première fois. Il m’est ainsi arrivé de revoir un film de John Ford des années 60 dans lesquels Hank Worden interprétait brièvement un chef de gare qui semblait déjà aussi vieux et brinquebalant que le personnage qu’il jouerait quelque trente années plus tard… La personnalité des comédiens et la connaissance qu’on peut acquérir de leur carrière au fil des ans transforme imperceptiblement les films où ils apparaissent.

Un écrivain a déclaré que la mémoire est un cimetière, mais les films en sont parfois tout autant, pour les spectateurs comme pour leurs auteurs. Je me demande comment David a vécu ces disparitions… Pour un réalisateur, un comédien meurt finalement deux fois : ce n’est pas seulement l’acteur qui s’en va ailleurs, c’est aussi les personnages qu’il a incarnés, souvenirs mobiles et mystérieux de l’être qu’ils représentaient…