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Revenons-en
précisément à la sculpture de David,
puisque son travail ne s'achevait pas là où
je l'ai laissé à l'instant. En effet, après
avoir amputé la vache ainsi que je l'ai décrit,
David l'a ornée et décorée à sa
façon : comme si elle avait été victime
d'un toréador dément, des fourchettes et des
couteaux sont plantés dans sa croupe, dérisoires
et pathétiques banderilles
D'autre part, sans
doute pour briser la blancheur immaculée du modèle
original, il a enveloppé la patte postérieure
gauche d'un bandage suintant et purulent et a aspergé
le corps entier de minuscules gouttelettes jaunes et rougeâtres,
comme si sang et lymphe s'étaient lentement écoulés
de chacune des plaies et des blessures de la vache, dans une
pyorrhée généralisée. Enfin, dans
un style qui évoque directement les titres qu'il inscrit
à l'intérieur même de certains de ses
tableaux avec une écriture en script, David a griffonné
sur chacun des flancs de son uvre la phrase choc suivante
: " Eat my fear " (11),
c'est-à-dire littéralement " Mange ma peur
". On pourrait sans doute gloser à satiété
sur la signification de cet aphorisme lynchien. Comme toujours,
David n'a pas souhaité imposer sa vision par rapport
à la " signification " de cette nouvelle
uvre (12),
nous autorisant de ce fait à avancer des hypothèses
pour construire nos propres interprétations.
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Nous pouvons bien sûr douter que David
s'implique directement dans le flot de protestations générales
de l'opinion par rapport à la vache folle, même
si l'hypothèse n'est pas à exclure totalement
(13).
Toujours est-il que la Société de Protection
des Animaux américaine (14)
n'a pas décelé dans cette vache lynchienne le
moindre outrage macabre et révoltant à l'encontre
de nos amies les bêtes, bien au contraire, puisqu'il
leur a semblé qu'un tel geste artistique s'inscrit
parfaitement dans le cadre de leurs luttes et de leurs dénonciations
habituelles, comme en témoigne un article issu de leur
site officiel : www.peta-online.org.
Ce " Eat My Fear " , variation d'un plaidoyer
contre la vivisection, pourrait effectivement faire référence
à un certain nombre de recherches actuelles, qui estiment
que la viande de bétail est saturée de toxines
nées du stress ressenti par les bêtes quand on
les mène à l'abattoir (sans nous étendre
davantage dans ce débat, avouons qu'il faut avoir vu
les stands d'un abattoir pour se rendre compte que ce parcours
ne ressemble en rien à une promenade de santé
)
Interrogé dans The New Yorker du 21 août
2000 à propos de cette phrase lapidaire, David a quelque
peu confirmé cette hypothèse : " Je
ne suis pas végétarien - hier encore, j'ai mangé
un hamburger -, mais je n'ignore pas la provenance de cette
viande
On peut se douter que les vaches éprouvent
une peur terrible quand elles sont conduites à l'abattoir
" (15)
NOTES
11
: D'un côté,
l'inscription est proche de " EAT MY fear ",
c'est-à-dire avec les deux premiers mots en lettres
capitales tandis que " fear " est écrit en
minuscules. De l'autre côté, seul " MY "
demeure en lettres capitales tandis que " eat "
comme " fear " sont en minuscules. Il ne faut sans
doute pas surinterpréter ce détail, mais l'effet
obtenu visuellement est intéressant, comme si la peur
était exprimée par un rapetissement des caractères
utilisés.
12
:
Il a ainsi déclaré à ce propos "
Je n'interprète jamais mes uvres, je préfère
laisser cette tâche au public " [" I never
interpret my art, I let the audience do that. "]
13
: Ceci dit, les Américains
ne connaissent sans doute que de façon anecdotique
ce syndrome de la " vache folle ", non pas que l'ESB
ne soit pas répandue sur leur continent, mais parce
qu'on donne là-bas le nom de
" vaches
couchées " aux bêtes atteintes par la
maladie (et, après tout, si folie il y a, je ne pense
pas qu'il faille la chercher du côté de nos pacifiques
et inoffensifs bovidés, mais plutôt chez ces
hommes qui ont un jour choisi de les nourrir avec des farines
animales, comme s'ils avaient trop souvent regardé
Soleil Vert de Richard Fleischer...)
14
: People for the Ethical
Treatment of Animals. Signalons que la vache présentée
par la P.E.T.A. a elle aussi été exclue de la
sélection de la Cow Parade de New-York : sur chaque
partie de son corps étaient placées des indications
décrivant en détail le traitement des bêtes
dans les abattoirs, ce qui ne convenait évidemment
pas non plus pour un " family art " de bon aloi.
15
: "
I'm not a vegetarian - I had a burger last night - but I know
where meat comes from
One can imagnne that the cow experiences
tremendous fear in line at the slaughterhouse. "