C'est précisément au cours
des
dailies organisés pour le pilote de
Mulholland
Drive que la machine commença à se gripper.
David a pour habitude de n'autoriser qu'une équipe
très réduite à assister à ces
projections, en priorité destinées au département
de la photographie et aux producteurs : les comédiens
sont invités à les éviter, puisque
David pense que cela pourrait nuire à leur jeu. Durant
l'examen des rushes des premières séquences
tournées pour le pilote, les dirigeants d'ABC, passée
une période de perplexité, reprochèrent
à David de créer non pas un climat mystérieux
mais simplement de la pure confusion. Comme le fit remarquer
David, les rushes ne sont pourtant pas à prendre
pour argent comptant : outre les toujours pittoresques
apparitions du clap qui vient invariablement indiquer le
début et la fin d'un plan, les
dailies sont
truffés d'éléments qui peuvent déconcerter
un spectateur lambda et l'empêcher de s'installer
dans l'atmosphère que le réalisateur installera
au final. En effet, la succession immanquable de l'ensemble
des prises d'un plan, et par conséquent de l'ensemble
des angles ou des cadrages différents selon lesquels
une séquence a été tournée,
mais aussi l'absence de tout travail de post production
sur le son, sont déjà suffisants pour rompre
l'approche traditionnelle que le spectateur peut prendre
devant la projection d'un film. Ces rushes constituent par
conséquent de véritables
épreuves,
dans tous les sens du terme, comme le précisa David
lui-même : "
Dans les dailies, le
bon grain se mêle à l'ivraie, et personne ne
peut réellement séparer ce bon grain de l'ivraie
sinon moi. Et cette ivraie est parfois réellement
mauvaise : ils [les producteurs d'ABC]
assistent
à tout cela, et ça peut les tenir éveillés
toute la nuit et les inquiéter. "
(24)
De fait, ABC demanda fébrilement
des précisions sur l'évolution que prendrait
le feuilleton au cours de la première saison, notamment
sur les nouvelles intrigues qui allaient se nouer ou sur
les éventuelles histoires d'amour qui allaient naître
entre les personnages, mais David, comme à son habitude,
esquiva habilement ces questions sans jeter du lest. Au
moment de la création du projet, Tony Krantz lui
avait d'ailleurs conseillé de ne pas accumuler les
intrigues secondaires ni les personnages étranges
dans le pilote, afin de ne pas rebuter d'entrée les
dirigeants de la chaîne, mais David n'en avait visiblement
pas tenu compte, pas plus qu'il ne tint compte de la myriade
de notes que lui envoya ABC à l'issue de chaque séance
de projection de rushes. Ces notes ratissaient un large
éventail de thèmes, s'attardant de façon
pointilleuse sur le moindre détail du pilote. Des
micro-conflits apparurent ainsi à propos de certaines
répliques, que les dirigeants souhaitaient voir assainies
de termes vulgaires, afin de répondre au
politically
correct qui gangrène toute l'industrie du spectacle
aux Etats-Unis et contre laquelle s'insurge David : " Politically
correct
est un concept mortel, c'est une vaste blague,
qui enterre les véritables sentiments des gens très
profondément et les fait s'infecter. C'est comme
refermer une blessure sans l'avoir nettoyée : ça
suppure. Tous les problèmes habituels demeurent,
les mêmes pensées, mais on ne peut pas en parler.
Et quand on ne peut pas dire ce qu'on pense vraiment, on
vit un mensonge, tout rentre à l'intérieur
et ça nous tue. Je ne sais pas qui a inventé
ça, mais c'est diabolique. Ça ne résout
rien. Oui, dans un monde parfait, les gens sont polis avec
les autres, ils aiment leurs voisins, ils ont bon cur,
ils pardonnent, mais c'est parfois difficile à obtenir
si on ne peut pas parler et exprimer ce que l'on ressent.
Au bout du compte, c'est de la rage qui sort, ils vont dehors
et tuent quelqu'un
A la télé il y a
beaucoup de restrictions. Je pourrais travailler à
l'intérieur de ce cadre, et même avec plaisir,
si ce n'était pas lié au Politically Correct
et au fait de vivre dans un mensonge. "
(25)
Cette volonté d'obéir au
politiquement
correct devint encore plus apparente et plus burlesque
lorsque ABC indiqua qu'il était malsain de voir des
personnages positifs fumer et surtout lorsque toute une
procédure et de longs débats s'engagèrent
afin de déterminer quelle serait la taille autorisée
d'une crotte de chien à l'écran !
(26)
"
J'ai un problème avec les notes, concéda
David.
Dans le monde du cinéma, je jouis du contrôle
artistique absolu depuis Blue Velvet.
Dans mon esprit,
cela ne sert à rien de faire quelque chose si l'on
ne dispose pas de cette liberté. Il faut que vous
fassiez ce en quoi vous croyez. Je ne suis pas opposé
à écouter quelqu'un, à défendre
un point de vue et à prendre en compte un conseil,
mais dans le monde télévisuel, les gens éprouvent
un réel besoin à donner sans cesse des mémos.
Vous pourriez parler à cent personnes et obtenir
cent avis différents à propos de quelque chose.
Et je ne souhaite rien faire avec des gens qui ne manifestent
pas d'enthousiasme. "
(27)