Un soir à la Cinémathèque,
récemment, certains racontent que la salle se mit à applaudir
à tout rompre, lorsque l’image sauta, cédant soudainement
au bout de vingt secondes de projection. Applaudissements
absurdes : le film venait de commencer, la pellicule
flambait déjà. Le 2ème Festival des cinémas différents,
« consacré au cinéma différent, expérimental, d’intervention,
d’avant-garde, d’art », entretient cet odeur de brûlé,
retour mode d’un cinéma branché du pauvre, pour le meilleur
(une soirée proposée par la revue Exploding, une Nuit blanche
le samedi soir, notamment) et pour le pire (moi qui ne me
remets pas de telles pulsions scopiques et autres odeurs de
souffre-douleur). Première séance. Une fille dans le hall,
une seulement : premier signe d’effroi (au milieu d’une foule
de cinéphiles frustrés, une dizaine). Avant l’escalier, lui
parler, quitte à dire n’importe quoi.
Assise à côté de moi. Faire semblant. Se la jouer cinéphile
adepte de films expérimentaux (ce qu’elle ait), mais le dire
entre guillemets, avec le signe des mains, sinon c’est mal
vu. Changeons de place, si tu veux ? Ces rats géants
de cinémathèque prennent trop de place, d’habitude ils s’assoient
au premier rang, ne cherchant pas à déranger. Ils ont leur
place habituel, leur boule de pétanque, c’est leur place,
leur piste la salle de cinéma, qu’il visite de temps à autre,
lorsque guette l’ennui et la peur de la solitude. Leurs grands
sacs plastiques leur confèrent le statut de nomade des salles,
cycles où ils s’introduisent anonymement, avec le laisser-passer
habituel.
Arrive Pip Chodorov, jeune fondateur déjà mythique d’Exploding,
venu présenter ses « Inédits de New-York ». Quel
titre ! Où l’on découvre que Jonas Mekas n’a pas réalisé que
des journaux filmés ou un poème dédié à une crotte de lapin
dans la neige. Où un « film d’actualité » de cinq
minutes de Jeff Scher, s’avère être une surimpression géante
de son bébé sur les grattes-ciel de New-York ! Tant de
narcissisme - est-ce si « différent » ou si « avant-gardiste »
que ça ?- tend à l’esbroufe pure et simple. La secte
ou croisière, s’amuse et nous donc ! Je n’ai pas eu aussi
mal au cœur, plus pour des raisons psychologiques que techniques,
depuis Outer Space, de Peter Tscherkassky (excellent
souvenir pourtant). Il fallait voir le flicker continu
d’une télévision (modern art ?) et ses flocons de neige
expérimentaux, avant de pénétrer dans l’antre incestueux.
Ne pas rechigner sur la nature clandestine d’un mouvement
in, qui n’en demandait pas tant (article dithyrambique
de Didier Péron dans Libération du 13 décembre) pour afficher
ensuite au mur « Le 2ème Festival des cinémas
différents, le festival encensé par Libération ».
S’auto-encenser : applaudir autant pour ce qui s’appelle
une « forme brève », que pour simuler le plaisir
d’une projection entre amis connaisseurs. Je n’ai pas applaudi –
je ne savais pas : ma voisine m’a dévisagé.
Mon cœur se broie. Tout seul. Lui prendre
le main ? Je force ma main droite à s’élancer vers le
collant noir, probable accueil compréhensif d’une tristesse
cinéphile, perte de moyens et de la mesure ; mais l’ambiance
glauque voire pornographique (le grain de l’image en béta-cam
l’est plus que tout) m’y entraîne. L’étrange parfum de ma
voisine est aussi entêtant qu’une parole de chanson de Polnareff.
Effluve sexuelle, humée bon gré mal gré, qui devient leitmotiv
le lendemain. Même place, même voisine. Même parfum. Et toujours
ces râles intérieurs. Découvrir, halluciné, une atmosphère
volcanique en moi, devant moi à l’image. Perdu dans la foule
virtuelle d’une salle où résonnent encore des applaudissements
de pantins, les mêmes qui vous demandent de vous taire quand
on les gêne et qui s’endorment par la suite. Ces formes brèves
n’expliquent en rien ce profond dégoût, exception pour celle
où un homme filme cinq minutes ses genoux poilus devant une
glace... C’est moi sans doute qui me fait mon film. Mais après
tout, ce festival est « différent » des autres (tant
mieux !), la place m’est « assignée » :
masochiste et « pour que le corps exulte », j’y
suis souvent retourné, le sourire aux lèvres… Oscillation
entre fascination et répulsion que Serge Daney résumait brillamment :
« Si le visuel est une boucle, l’image est à la fois
un manque et un reste ». (Devant la recrudescence
des vols de sacs à main, Aléas)
 |
|
|