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Maurice Jarre (c) D.R. MAURICE JARRE
L'Eternel Nomade
Par Alexandre TYLSKI


C'est vêtu de son fameux costume blanc que Maurice Jarre fait son entrée sur scène, dans la très haute salle de l'Opéra Berlioz de Montpellier (1). Ce costume blanc m'apparaît alors comme l'identité même de Maurice Jarre, se démarquant d'une part de l'austérité vestimentaire du milieu savant, et affirmant d'autre part son esprit de nomade du Sahara qui n'aura cessé toute sa vie d'écrire pour différents territoires. Il sera ainsi le compagnon de route de cinéastes français (Camus, Demy, Franju, Oury, Resnais), italiens (Visconti, Zeffirelli), espagnols, (Berlanga), hongrois (Szabo), allemands (Schlöndorff, Petersen), anglais (Hitchcock, Figgis, Lean), australiens (Miller, Weir), japonais (Masuda), mexicains (Arau),américains (Cimino, Eastwood, Huston, Kazan, Stevens, Wyler). Et je suis alors tout naturellement pris de vertige en observant là sur le podium, Maurice Jarre, lui le plus grand globe-trotter de l'histoire de la musique de film. Lui, qui suivit des études de Lettres Etrangères, puis d'ingénieur, puis enfin de musique (son professeur d'analyse musicale : Arthur Honegger), explorant en particulier les musiques ethniques, américaines, arabes, asiatiques, indiennes, japonaises et russes. Son destin était déjà en quelque sorte scellé. Il sera le musicien d'une sorte de no man's land musical], à l'origine d'une œuvre résolument interculturelle, et ouvertement interdisciplinaire, je pense évidemment à sa contribution colossale pour la radio, la télévision, le ballet et le théâtre. Il travaillera entre autres avec Jean-Louis Barrault, Pierre Boulez, Pierre Schaeffer, Jean Vilar.

  Witness (c) D.R.
Le spectacle, Jarre en connaît donc chaque recoin, et, alors qu'il lance le premier morceau du concert, avec Grand Prix (1966), je vois au fond de la scène, sur le mur bleuté, un projecteur dessiner un cercle orange. Le concert a alors comme un parfum de Provence (que vénère par ailleurs Jarre). Ce soleil dessiné traversera ce fond tout le concert durant, passant progressivement du côté jardin au côté cour, et donnant le sentiment de traverser une journée entière, une vie, en définitive. S'ajoute ensuite à cela l'intrusion inattendue et spectaculaire, pendant l'exécution musicale, de vrombissements préenregistrés de bolides de course. L'effet sur le public est immédiat, le concert démarre sur les chapeaux de roue. Jarre explique plus tard au public que le réalisateur du film lui proposa de faire un petit tour en voiture de course pour saisir le sentiment de la vitesse et écrire une partition dans ce sens. Jarre accepta de bonne grâce, mais confesse qu'il eut du mal à cacher sa panique, alors attaché dans un bolide traçant à 350 kilomètres heure. Une fois arrêté, Jarre sort du véhicule et annonce non sans humour au cinéaste qu'il n'écrira pas la musique de son prochain film si celui-ci aborde la tauromachie. Grâce à cette expérience de vélocité, Jarre semble en tout cas avoir parfaitement cerné l'impression de folie et de puissance flottant dans un cockpit de bolide, la célérité de sa composition musicale saisissant l'ensemble de l'auditoire jusqu'au final supersonique.

L'expérience spectatorielle d'un tel concert de musique de film, à travers ces idées d'éclairage et d'effets sonores, est assez unique et m'a rappelé que Jarre était aussi le premier compositeur à avoir jamais écrit pour du spectacle de son et lumière (cf. Les Très Riches Heures de Chambord et Le Palais du vent violent), dont Jean-Michel Jarre, son fils, a largement repris et réinventé le genre. Comme son fils, Maurice Jarre a en effet toujours été intéressé par les extensions technologiques de la musique, et il l'a prouvé notamment grâce à son travail musical sur le film de Peter Weir, Witness (1984). C'est d'ailleurs le second morceau interprété pendant ce concert, version symphonique remarquable d'un thème écrit au départ pour des instruments électro-acoustiques. Jarre ne fait définitivement pas partie de l'école du grand Claude Bolling, ce dernier répétant à qui veut l'entendre que " le synthétiseur est à la musique ce que la poupée gonflable est à l'amour ! " Mais la musique dans Witness se devait, d'après Jarre, d'apporter une distance toute brechtienne au film et, qui plus est, de nourrir un paradoxe : celui d'écrire une partition synthétique pour décrire une communauté, les Amish, qui réfute la modernité et l'instrument musical même. Le pari est réussi, et n'est en aucun cas dénué d'humanité ou de spiritualité. Au contraire, ce morceau interprété pendant le concert, intitulé Building the barn, relatant la construction d'une grange par des dizaines d'hommes Amish), a même des accents mystiques à la Bach. Jarre a construit ce morceau comme on construit un édifice, à travers des strates qui s'ajoutent et s'emboîtent pour former à la fin un idéal architectural, bouleversant par sa lente et patiente montée. Clairement, l'un des plus beaux thèmes écrits par Jarre. Un tonnerre d'applaudissements résonne dans la grande salle.