C'est vêtu de son fameux costume
blanc que Maurice Jarre fait son entrée sur scène,
dans la très haute salle de l'Opéra Berlioz
de Montpellier (1). Ce costume blanc m'apparaît alors
comme l'identité même de Maurice Jarre, se démarquant
d'une part de l'austérité vestimentaire du milieu
savant, et affirmant d'autre part son esprit de nomade du
Sahara qui n'aura cessé toute sa vie d'écrire
pour différents territoires. Il sera ainsi le compagnon
de route de cinéastes français (Camus, Demy,
Franju, Oury, Resnais), italiens (Visconti, Zeffirelli), espagnols,
(Berlanga), hongrois (Szabo), allemands (Schlöndorff,
Petersen), anglais (Hitchcock, Figgis, Lean), australiens
(Miller, Weir), japonais (Masuda), mexicains (Arau),américains
(Cimino, Eastwood, Huston, Kazan, Stevens, Wyler). Et je suis
alors tout naturellement pris de vertige en observant là
sur le podium, Maurice Jarre, lui le plus grand globe-trotter
de l'histoire de la musique de film. Lui, qui suivit des études
de Lettres Etrangères, puis d'ingénieur, puis
enfin de musique (son professeur d'analyse musicale :
Arthur Honegger), explorant en particulier les musiques ethniques,
américaines, arabes, asiatiques, indiennes, japonaises
et russes. Son destin était déjà en quelque
sorte scellé. Il sera le musicien d'une sorte de no
man's land musical], à l'origine d'une uvre résolument
interculturelle, et ouvertement interdisciplinaire, je pense
évidemment à sa contribution colossale pour
la radio, la télévision, le ballet et le théâtre.
Il travaillera entre autres avec Jean-Louis Barrault, Pierre
Boulez, Pierre Schaeffer, Jean Vilar.
Le spectacle, Jarre en connaît donc
chaque recoin, et, alors qu'il lance le premier morceau du
concert, avec Grand Prix (1966), je vois au fond de
la scène, sur le mur bleuté, un projecteur dessiner
un cercle orange. Le concert a alors comme un parfum de Provence
(que vénère par ailleurs Jarre). Ce soleil dessiné
traversera ce fond tout le concert durant, passant progressivement
du côté jardin au côté cour, et
donnant le sentiment de traverser une journée entière,
une vie, en définitive. S'ajoute ensuite à cela
l'intrusion inattendue et spectaculaire, pendant l'exécution
musicale, de vrombissements préenregistrés de
bolides de course. L'effet sur le public est immédiat,
le concert démarre sur les chapeaux de roue. Jarre
explique plus tard au public que le réalisateur du
film lui proposa de faire un petit tour en voiture de course
pour saisir le sentiment de la vitesse et écrire une
partition dans ce sens. Jarre accepta de bonne grâce,
mais confesse qu'il eut du mal à cacher sa panique,
alors attaché dans un bolide traçant à
350 kilomètres heure. Une fois arrêté,
Jarre sort du véhicule et annonce non sans humour au
cinéaste qu'il n'écrira pas la musique de son
prochain film si celui-ci aborde la tauromachie. Grâce
à cette expérience de vélocité,
Jarre semble en tout cas avoir parfaitement cerné l'impression
de folie et de puissance flottant dans un cockpit de bolide,
la célérité de sa composition musicale
saisissant l'ensemble de l'auditoire jusqu'au final supersonique.
L'expérience spectatorielle d'un tel
concert de musique de film, à travers ces idées
d'éclairage et d'effets sonores, est assez unique
et m'a rappelé que Jarre était aussi le premier
compositeur à avoir jamais écrit pour du spectacle
de son et lumière (cf. Les Très Riches
Heures de Chambord et Le Palais du vent violent),
dont Jean-Michel Jarre, son fils, a largement repris et
réinventé le genre. Comme son fils, Maurice
Jarre a en effet toujours été intéressé
par les extensions technologiques de la musique, et il l'a
prouvé notamment grâce à son travail
musical sur le film de Peter Weir, Witness (1984).
C'est d'ailleurs le second morceau interprété
pendant ce concert, version symphonique remarquable d'un
thème écrit au départ pour des instruments
électro-acoustiques. Jarre ne fait définitivement
pas partie de l'école du grand Claude Bolling, ce
dernier répétant à qui veut l'entendre
que " le synthétiseur est à la
musique ce que la poupée gonflable est à l'amour ! "
Mais la musique dans Witness se devait, d'après
Jarre, d'apporter une distance toute brechtienne au film
et, qui plus est, de nourrir un paradoxe : celui d'écrire
une partition synthétique pour décrire une
communauté, les Amish, qui réfute la modernité
et l'instrument musical même. Le pari est réussi,
et n'est en aucun cas dénué d'humanité
ou de spiritualité. Au contraire, ce morceau interprété
pendant le concert, intitulé Building the barn,
relatant la construction d'une grange par des dizaines d'hommes
Amish), a même des accents mystiques à la Bach.
Jarre a construit ce morceau comme on construit un édifice,
à travers des strates qui s'ajoutent et s'emboîtent
pour former à la fin un idéal architectural,
bouleversant par sa lente et patiente montée. Clairement,
l'un des plus beaux thèmes écrits par Jarre.
Un tonnerre d'applaudissements résonne dans la grande
salle.