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David Lynch () D.R. LE BEE’S NEST DE DAVID
Par Roland KERMAREC


Il y a quelques années encore, convier David Lynch à s’exprimer à propos des nouvelles technologies aurait davantage ressemblé à une cocasse erreur de casting qu’à une décision éditoriale judicieuse et appropriée, tant ses préoccupations, son imaginaire et ses techniques de travail paraissaient difficilement pouvoir s’accommoder au monde glacé et aseptisé des ordinateurs. On se souvient qu’une partie de l’enfer qu’il connut sur le tournage de Dune était à imputer à la prééminence des effets spéciaux dans certaines séquences, et il figure aujourd’hui parmi les derniers dinosaures à privilégier ardemment les effets mécaniques ou optiques aux toutes puissantes images de synthèse, quitte parfois à abandonner telle idée de mise en scène si elle ne peut être tournée en prises de vue réelle. On peut comprendre aisément qu’il ne soit pas un adepte inconditionnel des fameux blue screen et autres artifices : se retrouver avec un comédien dans un décor qui n’existe que sur le papier et sur un écran à cristaux liquides ne doit sans doute pas être sa conception du plaisir immédiat qu’un tournage doit procurer. C’est une des raisons qui expliquent probablement qu’il ait décliné l’offre de George Lucas de tourner Le Retour du Jedi au début des années 80.

  Lost Highway (c) D.R.
Un exemple concret tiré de Lost Highway suffira à illustrer son état d’esprit et sa façon d’envisager une scène dans ce cas de figure précis. Alors même que le tournage avait déjà débuté, une scène cruciale d’un point de vue visuel demeurait totalement dans l’impasse : la séquence finale durant laquelle Fred Madison s’enfuit, pourchassé par une horde de voitures de polices, avant de subir une nouvelle métamorphose spectaculaire. Dans un premier temps, David et le spécialiste des effets spéciaux avaient travaillé sur une série de quatre ou cinq croquis qui décomposaient les étapes que devait subir Bill Pullman dans cette scène. Progressivement, son visage grimaçait et finissait par devenir totalement méconnaissable pour laisser place à une sorte de créature hurlant sa douleur, qui m’avait fait penser au fameux Cri d’Edvard Munch. Comme les croquis finalement, le visage se décomposait donc lui aussi, le crâne devenait flasque et sans forme véritablement définie, attendant que l’esprit torturé et schizophrène de Madison lui attribue de façon abstraite une autre personnalité sous une autre identité. Mais à ce stade du tournage, David ignorait encore par quels procédés il pourrait obtenir cet effet étonnant, et il semblait alors enclin à s’en remettre aux images de synthèse pour pouvoir donner vie sur la pellicule à cette vision qui l’avait séduit et qu’il avait voulu traduire durant l’écriture du scénario, où il disait simplement que le visage de Madison se métamorphosait, sans apporter davantage de précisions.

C’est dans ces conditions qu’un jour, alors que nous tournions dans la Madison House, j’aperçus un objet étrange posé sur la table de la cuisine (je ne dirai jamais assez combien il était magique de pouvoir déambuler à mon gré dans les lieux mêmes de l’action, comme à l’intérieur du film…) Il s’agissait en fait d’un moulage en résine qui représentait en volume une des phases finales de l’évolution du visage de Madison. Afin de concrétiser cette vision cauchemardesque, David envisageait de réaliser plusieurs moulages qui correspondraient aux différentes étapes de la métamorphose, et l’effet final devait être obtenu grâce au morphing afin de lisser les transitions. Or, David voulait tout sauf un aspect lissé, il souhaitait que l’image même suggère le profond désordre intérieur de Madison, et le morphing ne pouvait pas lui apporter un tel résultat. Ce n’est finalement qu’au moment du tournage que la solution s’imposa à lui, et il abandonna définitivement tout recours aux images de synthèse pour revenir à des effets mécaniques, en obtenant l’image qu’il recherchait grâce à l’alliance de trois facteurs différents : le visage préalablement déformé de Bill Pullman après une très longue séance de maquillage (avec notamment l’adjonction d’un certain nombre de prothèses en silicone), l’installation d’un système relativement complexe de petits tuyaux qui permettaient de libérer de la fumée autour du visage, et enfin le tournage de la séquence en accéléré associé à des mouvements rapides et brusques de la part de Bill, le tout aboutissant sans conteste à l’évocation frappante d’une rupture brutale dans le psychisme du personnage, ce que viennent encore renforcer un montage extrêmement saccadé et la bande son violemment stroboscopique composée par Trent Reznor.