Annoncé depuis
longtemps, attendu, le voilà enfin ce recueil sur le
cinéma américain paru chez Rouge Profond, éditeur
de la revue Simulacres depuis bientôt quatre
ans. Ce livre, premier atout, ne prétend à aucune
exhaustivité. Au contraire, et cela frappe d’entrée,
on n’y trouve aucune ligne revendiquée, pas de ligne
" éditoriale " à suivre,
ni la moindre contrainte d’écriture semble-t-il pour
le critique. Pour le lecteur, qu’il soit fidèle de
Simulacres, de Positif, ou de presque
rien, apparaît à la vue du sommaire un curieux
mélange de rédacteurs, mixte d’universitaires
et essayistes (de M. Cerisuelo à J-L. Leutrat) et de
critiques (J-F. Rauger du Monde ou T. Jousse des Cahiers),
voire même les deux (Nicole Brenez). On reconnaît
là la marque de la maison : un mélange,
un brassage qui étire le cinéma dans ses largeurs,
sans aborder pour autant tous les cinémas (manque malgré
tout, assez cruellement, le cinéma " expérimental "),
mais qui n’hésite pas à convoquer Romero, Ferrara
ou Spike Lee aussi facilement que Lang, Walsh, Lynch et autres
cinéastes consacrés. Des études déjà
ébauchées ailleurs (le fantôme chez Eastwood,
ce qui est paru récemment, en plus complet, Eastwood,
la boucle et le trait d’union, de Nicolas Chemin, Éd.
Dreamland) côtoient de nouvelles approches, là
l’étude d’Un tueur pour cible d’Antoine Fuqua,
vu comme " étude du cinéma de John
Woo ", ici l’image du mexicain à travers
le cinéma hollywoodien...
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De " plans
d’ensemble " en " gros plans ",
Why not, très ouvert et riche, fournit un trésor,
un article qui rend heureux : " Ornithologies,
ou l’espace bleu " de Pierre Taminiaux. Cet article
long et nécessaire qui se situe avant la fin du livre
se concentre sur The Birdman of Alcatraz (Le Prisonnier
d’Alcatraz) de John Frankenheimer. On rappelle l’histoire :
un prisonnier condamné à perpétuité
devient durant sa captivité un ornithologue réputé.
Mais toujours, il se heurte à l’administration pénitentiaire.
Dans ce qui se présente comme l’un des articles les
plus étonnants et novateurs de ces dernières
années, l’auteur envisage le film et l’art de l’analyse
comme système de références philosophiques,
théorème, l’allusion toujours argumentée
filant doucement la métaphore du savoir général ;
ce qui relève enfin du comble pour un film jamais étudié.
Vers la fin de l’article, Pierre Taminiaux conçoit
le pénitencier comme " le lieu d’une inaction
fondamentale, et le cinéma américain d’action
classique ne peut donc qu’échouer à traduire
sa réalité philosophique et matérielle. "
Pour arriver à ce qui ressemble à une (fausse)
aporie, l’analyste aura pris tous les risques de la citation
en convoquant cinéastes (Bresson, Dreyer), écrivains
(Flaubert, Rousseau) aussi bien que philosophes (Deleuze,
Sartre et Foucault). En treize pages, un horizon existentialiste,
notamment, s’est pourtant ouvert, grâce à ces
derniers essentiellement. Postulat : le prisonnier serait
" l’homme commun et sans qualités devenu exception
par la seule force de sa propre raison, de son obstination
et de son travail. " Une riche métaphore
de l’humanité se dessine en creux à travers
la réflexion, pourtant rebattue, sur l’univers carcéral.
D’autres cases (Kafka, Paul Klee, ici l’homme oiseau cher
à Baudelaire, là " qu’est-ce qu’être
libre ? "), d’autres niveaux de compréhension
ouvrent l’œuvre sans l’emprisonner, vers un idéal,
un au-delà de l’analyse, espace imaginaire " qui suscite
sans cesse de nouvelles images inconnues et troublantes ".
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Il faut lire cet article,
dans Why not, ne serait-ce pour la simple raison qu’il
est donné à voir de cet espace. Cultiver, donner
à réfléchir et à ressentir posent
ici les pensées maîtresses qui incarnent la
prose de l’auteur. Au service de l’Analyse de film, film ici
qui touche aux autres arts et les traverse : œuvre moins
vouée au culte finalement qu’entrevue, comme la couleur
du ciel, " coupée par les murs de la cellule "
du prisonnier. Ce n’est pas le seul mérite de cet article
que de commencer en vue panoramique, d’accroître à
la loupe des vues diverses, puis d’étendre longuement
le plaisir de la lecture (" L’espace du bleu correspond
bien, en ce sens, à une double utopie existentielle
et politique "). Avant de percer le lecteur et de
s’achever à la première personne, prouesse ultime
de l’auteur se dévoilant et exposant une couleur personnelle
du bleu : espace où se déploie un rêve
de vie cinéphile, " bleu irréel dans
sa perfection et donc imaginaire ; bleu pourtant tangible
et si proche. "
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Titre : Why not, sur le cinéma américain
Sous la direction de :
Jean-Pierre Moussaron et Jean-Baptiste Thoret
Editeur : Rouge
Profond
Nombre de pages :
329 pages
Prix : 35 euros
TABLE DES MATIERES
La comédie musicale par Jean-François
Mattéi et Marc Cerisuelo
L'idiotie pure du réel par Jean-François
Rauger
L'ange et la pourriture, Le doute du cinéma
américain par F. Ramone
Énergie, action, violence, Aldrich,
Slegel et Peckinpah par JB Thoret
Mobilhome ou la version originale est en anglais
par Michel Deguy
Les burlesques par Jean-Marie Tixler
F. Lang et le western, la roulette américaine
par S. Liandrat-Guigues
Clint Eastwood, la revenance par Hélène
Boisset
De Cukor à Ferrara, le traitement de
la moralité sublime par Brenez
Cut-up et cinéma, Williams S. Burroughs
et David Lynch par V. Deville
L'exception, Looking for Richard de Al Pacino
par Patrick Lacoste
Abel Ferrara et le mal par Xavier Daverat
Le cinéma changé en sa perte,
La Projection du monde de Cavell par Cerisuelo
Cinéma chicanos et mexicains d'Hollywood
par E. Benjamin-Labarthe
Rage à Brooklyn, quelques films de S.
Lee par A.-M. Paquet-Deyris
À propos du remake le modèle
Disney par Robert Harvey
Prendre une petite peur, The Old Dark House
de Whale par Leutrat
Éloge du champion, Gentleman Jim de
Walsh par Emmanuel Burdeau
Un art du "deffet", The Seventh Victim
de Robson par Pierre Alferi
Le film à procès Witness for
the Prosecution de Wilder par D. Rabaté
Ornithologies, The Birdman of Alcatraz de John
Frankenheimer par Pierre Taminiaux
Nous n irons plus au bois, Miller's Crossing
des frères Coen par Alain Lestié
L'image d'opéra, M. Butterfly de David
Cronenberg par B. Vouilloux
Mitraille formelle en milieu hollywoodien,
The Replacement Killer's par Brenez et Clerget
Le crime parfait, Eyes Wide Shut de Kubrick
par Thierry Jousse
D'un thriller allégorique Shock Corridor
de Samuel Fuller par Moussaron
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