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Laissez-Passer (c) D.R. LAISSEZ-PASSER
de Bertrand Tavernier
Par Nicolas DESPRES


SYNOPSIS : Paris, mars 1942. La Continental, firme cinématographique allemande dirigée par le docteur Greven, produisant des films français depuis 1940, ressemble au piège dans lequel le pays est déjà tombé : peut-on y travailler comme si de rien était, "entre les dents du loup, là où il ne peut pas vous mordre", ou doit-on refuser de collaborer et partir ?
Tissé de leurs souvenirs, le film retrace la trajectoire de deux hommes dont les destins se croisent. Le premier Jean-Devaivre, assistant metteur en scène, va entrer par calcul à la Continental, y voyant le moyen de camoufler ses activités clandestines de résistant. C'est un homme d'action, inconscient, impulsif et audacieux. L'autre, Jean Aurenche, scénariste-poète, s'évertue à refuser toutes les propositions de travail venant des Allemands. Homme contenu, insatiable, curieux, partagé entre ses trois maîtresses, il est avant tout un témoin qui commence à résister quand il prend sa plume et écrit.

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CHRONIQUES DE LA REVOLTE ORDINAIRE


  Laissez-Passer (c) D.R.

Il y a une chose qui démange Tavernier. Cette chose est quasi maladive à vrai dire : l'envie de raconter, de se faire passeur en fondant l'anecdotique et le vécu dans un discours qui veut accrocher l'oreille et l'œil avec de vieilles destinées, de vieilles œuvres, et quelques vieux cauchemars. Tavernier a voulu encore discourir sur l'histoire en nous exposant le monde de ceux qui ont fait la production cinématographique en France dans la zone occupée durant la seconde guerre mondiale.
La production cinématographique de l'époque étant sous contrôle des nazis, les cinéastes et les auteurs français ont dû prendre position dans ce conflit idéologique. L'imaginaire de ces cinéastes étant clandestinement nourris par un quotidien difficile (rationnement, censure, emprisonnement, bombardements de la RAF), il importait depuis longtemps à Tavernier d'écrire les petites histoires du grand écran de l'occupation, indissociables d'un contexte historique exceptionnel et complexe qui ne souffre pas les jugements simplistes et manichéens.
En effet, dès 1941, dans la zone occupée, la Continental Films (firme à capitaux allemands) est créée par le Dr Greven et placée sous le contrôle des autorités nazies afin de permettre la production de films de facture française dans lesquels la propagande du Reich pourrait pleinement s'exprimer.
Dès lors, les réactions dans la profession seront diverses, mais une grande partie des cinéastes et des auteurs français décidera de travailler pour la Continental, qui offrait alors plus de capitaux, mais aussi plus de liberté que les firmes de la zone dite libre.
Toutes les formes de collaborations apportées par des artistes français à la Continental étaient-elles condamnables ?
Tavernier élabore une tentative de réponse nuancée, en privilégiant le point de vue de ces réalisateurs et scénaristes controversés.


La matière première de Tavernier pour lui permettre de tisser un récit autour de cette période, vient des témoignages et des confidences des scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost, du réalisateur Jean Devaivre ou encore du scénariste Jean Cosmos (lui-même co-scénariste de Laissez-passer).


Laissez-Passer (c) D.R.

C'est principalement à travers le regard de deux hommes, deux personnages aussi différents que complémentaires, qui incarnent deux formes de résistances apparemment différentes, que Tavernier tente de dresser le tableau d'un cinéma français de l'occupation. L'un, Jean Devaivre (Jacques Gamblin) est un assistant réalisateur qui officie à contrecœur à la Continental pour gagner sa vie et mieux camoufler ses activités de résistant.
L'autre, Jean Aurenche (Denis Podalydès) est un scénariste, un homme de principes qui exprime sa révolte en refusant au maximum de travailler pour la Continental, lui préférant d'autres employeurs tels que Roger Richebé. Ces personnages sont deux figures antinomiques : celle du faiseur et celle du créatif. Devaivre est un père de famille respectable et un professionnel reconnu. Aurenche est un mondain, un coureur de jupons sentimental à la vie dissolue ainsi qu'un intellectuel très sollicité…
Cependant, même si les deux personnages n'entretiennent aucun rapport dans le film, leurs deux mondes ne cessent de se croiser et de s'entremêler, avec en toile de fond l'omniprésence de la guerre, les bombes, la terreur antisémite et la répression violente et systématique pratiquée par l'occupant.
Tavernier n'hésite pas à digresser en prenant en charge un réalisme et une distance matinée d'un humour décalé, sans oublier pour autant de capter des regards qui en disent long sur le tragique des situations.
Malgré le caractère toujours classique de la mise en scène, c'est dans ces digressions que l'on voit poindre la partie la plus intéressante du propos du cinéaste. Par exemple, lorsqu'un commissaire de police, qui arbore la panoplie du commissaire Maigret, affirme à Devaivre qu'il est le modèle à partir duquel Simenon a créé son plus célèbre personnage. Devaivre se retourne alors vers un collègue, qui affirme que la moitié des fonctionnaires de police se considère comme des " Maigret " originaux.
On comprend à quel point les artisans de l'imaginaire qu'étaient les auteurs et les cinéastes s'avérèrent indispensables en ces temps difficiles où le quidam venait chercher dans les salles obscures la dose d'images et d'évasion (voir une forme de schizophrénie) qui l'aiderait à tenir face à la gravité du réel. La production cinématographique se présente donc comme un lieu essentiel de la lutte. Aux prises avec les passions de l'occupant allemand, les artistes ont droit à des traitements extrêmes. Tantôt mis sur un piédestal, tantôt " embastillés " : leur pouvoir et leur savoir-faire ne sont en tout cas jamais sous-estimés.