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King Lear (c) D.R. KING LEAR
de Jean-Luc Godard
Par Sylvain MILLIOT


SYNOPSIS : L'écrivain Norman Mailer doit écrire une nouvelle version du "Roi Lear" de William Shakespeare - l'histoire se passe après Tchernobyl. Le monde est revenu à la normale, sauf l'art, qui a complètement disparu. William Shakespeare junior, cinquième du nom, part à la recherche d'œuvres disparues. Il découvre un ponte de la mafia, Don Learo, et sa fille, Cordélia, qui entretiennent des rapports conflictuels.

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POINT DE VUE

Anti-film de commande, King Lear, ovni godardien dont le sujet est moins Shakespeare que le cinéma, n’en est pas moins représentatif d’une certaine esthétique et métaphysique du réalisateur.

Le film est sorti du placard dans lequel sa production l’avait laissé. Film des années 80, " années fric " dit-on, produit par des petits malins, gros caïds du biz, traiteurs enrichis s’offrant l’usine à rêves, et signant, raconte la légende, le " maître " Godard sur un bout de nappe dans un hôtel de Cannes, donnant ainsi une plus-value culturelle à un catalogue recensant Chuck Norris et Stallone. Ce sont là les motifs de la Cannon, navire de production battant pavillon US. Le sujet, une adaptation du Roi Lear, est énorme. Godard convoque Norman Mailer, faute d’avoir eu Richard Nixon. Film au départ donc, sous le signe de la démesure : gros chèques, grands noms, grand sujet. Golan et cie de la Cannon fanfaronnent, Godard lui, rigole. A picture shot in a back, dit le film : un film fait dans le dos, tourné-tiré par derrière. C’est la cartouche explosive de Godard. Les producteurs, constatant des manquements au cahier des charges, laissent le bébé en plans. Mailer était parti du tournage au bout de quelques jours. Mais le film s’est fait. Subissant 20 ans de purgatoire, montré ici ou là dans des soirées de happy few, King Lear est donc sorti officiellement, dans une version sous-titrée.

  King Lear (c) D.R.
Car King Lear est un film en anglais. Rien de plus normal puisqu’il est question de Shakespeare. C’est d’ailleurs une des réussites du film : il baigne littéralement dans la langue et dans le texte de Shakespeare. Quant au sujet, le Roi Lear, Godard s’en approche doucement, toujours à distance, par quelques coudées littéraires. Les cartons annoncent le film comme tour à tour " une approche ", ou une clarification, " a clearing ", jouant sur la quasi anagramme King Lear / Clearing. Notons que " clearing " est à multiple sens : il s’agit aussi d’un défrichement, d’un éclaircissement au cœur d’une forêt, mais aussi d’une compensation de chèques. Voilà un coup de renard : les jeux de sens lacaniens de Godard répondent aux imbrications successives donnant à l’opus son aspect gigogne et joyeusement foutraque. Le début, très réussi, met en scène son propre mouvement, incluant le tournage avec Norman Mailer, Godard n’ayant pu faire que cinq prises. Mailer joue Lear, ou plutôt une des figures de Lear, Léaro, sorte de gangster-écrivain racontant son histoire dans une pièce de théâtre, aidé de sa fille Cordélia, celle qui ne dit rien, ou du moins qui dit " rien ", " no-thing ", quand il s’agit pour elle d’exprimer l’amour qu’elle porte à son père. C’est la relation perdue à jamais entre Lear et sa fille, fondée sur le silence de cette dernière (silence qui n’en est pas, puisqu’elle a dit " no-thing "), qui est le cœur du film.

King Lear c’est l’absurde de l’amour et de l’admiration qui ne se disent pas, et encore moins quand on les pousse à se dire. Godard s’installe dans la position du père, du roi, de l’autorité, de la loi. Film lacanien, King Lear déroule le discours du metteur en scène, comme parole vraie, car fondée en la loi du père. Godard en voix off, décrit, sur la scène où Kate Mailer, fille de, relit les épreuves de son écrivain de père, la gêne de cette grande gamine de New York saisie d’admiration pour la star, le père, et le metteur en scène qui lui fait " jouer " cette admiration. Le metteur en scène Godard se tient partout, hors-champ, ou carrément plein champ, dans le costume histrionique de Pluggy, son double cinéaste, médium.