POINT DE VUE
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Au début d’Abouna, le cadre,
lisse et calme, pose d’emblée un curieux paradoxe. Très vite,
on comprend que le père est parti, un matin, sans que son
nom, son absence soient clairement énoncés (le film s’ouvre
sur son départ dans le désert) ; et pourtant, dans la
trajectoire incertaine, les passages ou entrées latérales
des personnages dans le cadre, à pied ou en vélomoteur, tout
concourre moins à informer le spectateur qu’il s’agit d’un
matin comme les autres que de faire signe. Il est dit que
ce matin-là va changer le cours tranquille des choses pour
les deux frères. Paradoxe original : le cinéaste n’exploite
jamais le départ du père comme déclencheur d’histoire, passage
obligé d’un questionnement (pourquoi est-il parti ?),
d’une attente déjà vus ailleurs (quand reviendra-t-il ?),
mais sans le justifier, ne convainc pas pour autant. De sorte
que c’est par l’esquive de ces questions, par la discrétion
du cadre et sa sobre composition que le cinéaste cherche à
insinuer un trouble diffus.
Abouna souffre d’une ambivalence au cœur du récit.
Haroun possède un réel sens du cadre, une grammaire élémentaire
qu’il maîtrise (plan-photo du petit frère au petit matin,
à contre-jour, douceur larvée d’un réel filmé derrière les
voilages de la maison), mais l’intrigue suit péniblement la
technique, l’illustre, comme si elle prenait une longueur
d’avance. Mais il s’agit moins finalement d’esthétiser une
situation, une volonté d’asséner son savoir technique, comme
on dirait d’un amoureux qu’il force sa sensibilité, malgré
lui, qu’une retenue : en somme, Abouna se révèle
toujours régulier dans sa fragilité.
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Ainsi la dualité du film, symbolique
et ultime, qui pousse le problème aux confins du film lui-même
et lui donne cohérence et stabilité réside dans la fuite perpétuelle
des frères. Fuite qui ne s’empare pas du récit mais qui le
traverse, le libère provisoirement (la magnifique scène de
la forêt, l’échappée du grand frère), sans que jamais Abouna
ne se remette de ses traversées. Abouna semble
toujours en fuite, à l’image des deux frères, mais ne se départ
pas pour autant de sa belle cage. Le film incarne sa propre
recherche en proposant lui-même une dialectique existentielle
(mystique, dirait-on) avec ses propres personnages. La recherche
du père dans la pellicule d’un film que les enfants voient
au cinéma (ils le reconnaissent), véritable quête dans les
collures, le rappelle bien : il prévaut toujours et en
dernier stade, une volonté de passer à travers l’image, pour
rejoindre le père. Si bien que la parabole cinéphilique ou
cinématographique (retrouver l’image manquante, le photogramme,
en volant les bobines) dérive et résulte enfin d’une même
et seule frustration.
Abouna renferme une teneur dans ses plans, la recherche
qu’il enclenche et sa marche en avant. Le film renferme aussi
une couleur en lui. Une couleur digne d’une tragédie, où les
deux frères ne se recherchent pas, mais se trouvent et se
perdent, se séparent avant de se désunir. En un sens, le film
serait un corps fraternel, double, qui n’existe que par le
nombre deux. Ce qui touche provient d’ailleurs, d’une couleur
joyeuse et mythique qui renvoie à l’identité du petit frère :
l’orange. Cette couleur métonymique qui perpétue, pour le
grand frère, sa mémoire, en portant sa chemise (son haillon,
son seul vêtement). Couleur mélancolique, post-mortem (à nouveau
ici, garder une image, une seule). Un détail qui trouble,
une contenance et un regard troublant d’un personnage qui
franchit le cadre, pour enfin être perpétué.
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Titre : Abouna (Notre père)
Réalisateur : Mahamat-Saleh
Haroun
Acteurs : Ahidjo MahamatMoussa,
Hamza MoctarAguid, ZaraHaroun
Scénario :
Mahamat-Saleh Haroun
Image : Abraham
Haile Bir
Montage : Sarah Taouss
Matton
Son : Marc Nouyrigat
Décor : Laurent
Cavero
Musique originale :
Diego Moustapha Ngarade
Direction de production :
Moctar Ba
Production exécutive :
Kalala HisseinDjibrine
Production déléguée :
Duo Films
Festival : Quinzaine
des réalisateurs Cannes 2002
Distribution :
MK2
Sortie France :
19 mars 2003
Pays : Tchad
Année : 2002
Durée : 81 mn
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