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Loin du Paradis (c) D.R. LOIN DU PARADIS
de Todd Haynes
Par Matthieu CHEREAU


SYNOPSIS : L’Amérique provinciale des années 50. Cathy Whitaker est une femme au foyer exemplaire, une mère attentive, une épouse dévouée. Son sourire éclatant s’affiche souvent dans les colonnes du journal local. Cathy sourit toujours. Même quand son mariage s’effondre, et quand ses amies l’abandonnent. Lorsque l’amitié qui la lie à son jardinier noir provoquera un scandale, elle sera forcée d’oublier son sourire pour affronter la réalité.

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POINT DE VUE

  Loin du Paradis (c) D.R.

La Chronique d’un ménage en crise sur fond d’années 50 : un film aussi beau qu’intelligent qui met en scène les clichés du genre d’une manière fine et élégante.

L’histoire du film se déroule dans les années 50. Les voitures, les costumes, les us et coutumes, tout ramène inexorablement à l’époque si bien qu’on se prend à voir dans ce parti pris artistique un certain maniérisme, une esthétique de pacotille. De même le scénario, « cousu de fils blancs », n’étonne jamais et reprend sans aucun complexe les topoï les plus éculés de la société bourgeoise. Que doit alors comprendre le spectateur ? À quoi rime cette tragi-comédie tout droit sortie d’un autre âge et calquée sur le vaudeville ? Ce qui importe en réalité n’est pas que ce film emprunte son esprit à une autre époque mais qu’il pose précisément le regard de notre temps sur celle-ci. Les tenants du nouveau roman proclamaient : « L’écriture n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture ». Ici le film, en sursignifiant ses références, abat ses cartes, nous parle du cinéma des années 50, de Capra (avec ses scènes de familles, sa tendresse, ses joies) mais aussi de Douglas Sirk. En somme Far from heaven, en mettant en scène non pas une époque mais l’image de cette époque (ses clichés), se pose comme une véritable déclaration d’amour au cinéma ainsi qu’à la culture de ce temps.

Le film ne raconte donc pas nécessairement une histoire, ses images sont des signifiants, qui révèlent pourtant des aspects importants de la relation entre les individus et de l’époque dans laquelle il vivent. Les conventions, le style, seul ce qui relève précisément du signe vide conditionne les rapports entre les individus et la marche d’une société prise dans une croissance économique exponentielle. Cathy Whitaker, au début du film, se fait prendre en photo pour un magazine féminin, elle est l’image de la femme parfaite, une mère de famille exemplaire, la reine du cénacle bourgeois de la bourgade d’Hartford. Cathy est une image. Ce film est l’image d’une image – un meta-film.

Loin du Paradis (c) D.R.

A quoi ressemble cette image ? Far from heaven retrace l’histoire d’une chevelure rousse. Cette chevelure, toujours au premier plan, se marie avec des tons pastels omniprésents : le mauve, le vert d’eau, le bleu, le turquoise, le rose…sa rousseur s’accorde aux couleurs de la même manière que Cathy s’accorde avec son entourage. Les couleurs la racontent davantage encore que ses gestes, ses paroles. Elle est l’harmonie qui rend l’ensemble cohérent : le couple, la famille, le cénacle (dont elle cristallise l’attention). Elle va même jusqu’à transporter cette harmonie aux marges de sa sphère sociale en sympathisant avec un homme noir, son jardinier. Cathy introduit par là une dissonance, initie les rumeurs, entretient malgré elle les potins. Bouleversée par les bruits qui entourent sa relation avec Raymond Deagan (le jardinier) et la crise homosexuelle que traverse par ailleurs son mari, Cathy ne contrôle plus rien. Certes elle occupe toujours le premier plan, mais sa coiffure, l’éclat de ses cheveux n’est plus assorti au décor qui l’entoure, elle se confond avec lui – la bonne société s’impose à elle, de maîtresse femme elle passe au statut de femme calomniée. Son image se trouble et se voit littéralement remise en cause. Cathy, sans s’en rendre compte, a perdu son image (c’est-à-dire la manière dont elle était perçue et dont elle-même finissait par se percevoir). Cette perte est dans un premier temps ressentie comme une sanction à la fois injuste et violente. Puis, l’image envolée, Cathy se découvre : elle ne parle plus, elle s’écoute ; elle n’agit plus, elle sent. Il y a dans l’émancipation de cette femme quelque chose de la magnificence de Nora, l’héroïne d’Une maison de poupée – autre œuvre féministe – d’Ibsen.

L’un des plus beaux paradoxes de ce film est qu’il parvient, en dépit du fait qu’il se déroule dans les années 50 et qu’il repose sur une quantité de clichés, à être résolument moderne. Sa modernité réside, nous l’avons déjà vu, dans sa capacité à raconter une histoire tout en parlant de lui-même. Cette œuvre comprend son propre réfléchissement, c’est le premier point (songeons à la thématique du miroir chez Baudelaire et à l’écriture double chez Mallarmé).