UN PORTRAIT A L’AVEUGLE
Difficile de joindre Alice Carel. Mais fascinant
le souvenir qu’elle me laisse… Notre première rencontre
s’exauça en 1992, dans les couloirs et les amphithéâtres
de l’Université rémoise. Tous deux étudiants
en Lettres, nous devions nous croiser. Nous avons réellement
sympathisé au printemps 1994. Je lui ai écrit
une nouvelle, un soir, avant une longue discussion téléphonique.
Je pressentais l’intensité amicale et humaine de notre
dialogue, et je désirais lui offrir quelque chose en
retour. Ce fut La Nuit des heures, ultime histoire
du recueil éponyme, histoire suscitée par elle,
nécessité d’écriture mue par mon élan
pour elle. Nous nous sommes revus en 1995, elle suivait les
cours de théâtre du CROUS à Reims, et
déjà elle brillait. Par son innocence face au
jeu, une innocence qui savait. Puis un soir d’octobre
1997, je l’ai retrouvée à la Comédie
de Reims, où elle jouait avec une lucidité joyeuse
le Fou dans La nuit des rois de Shakespeare.
Enfin, en mars 1999, au théâtre de l’Institut
de la Marionnette à Charleville, dans L’amour, champs
de bataille, donnant la parole à des textes de
Heiner Müller, ainsi qu’au mois de juillet de la même
année, au théâtre de l’île Saint-Louis
à Paris, dans La princesse Maleine de
Maeterlinck, où elle irradiait littéralement
et physiquement une force divinement humaine : l’accomplissement
de soi. Cette année, la surprise fut à la hauteur
de sa fortune : elle apparaît dans les dernières
scènes du film de Zulawski, La fidélité,
où elle incarne la jeune servante qui fait tourner
la tête au frère ecclésiaste du formidable
Pascal Greggory…
LE FABULEUX DESTIN D'ALICE CAREL
Parmi la série de courts métrages
diffusés dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs
2001 du Festival de Cannes, l'un d'entre eux est sorti du
lot en échappant à la bonhomie ou au maniérisme
des autres : On s'embrasse ?, de Pierre Olivier, réalisateur-pygmalion
d'Alice Carel jouant sa vie d'actrice dans cette fiction qui,
par une subtile mise en abîme, est la sienne. On l'avait
vue traverser une scène dans L'envol de Steve
Suissa, producteur du présent court métrage.
Et quel rôle jouait-elle alors, en second plan ? Une
jeune femme répondant à un casting.
En voyant Alice, on pense à l'improbable petite sœur
de Mia Farrow et de Jane Birkin si ces deux-là étaient
elles-mêmes du même sang. Mais n'est-ce pas Juliette
Binoche qui disait, en présidant la cérémonie
des César en 1994, que les actrices et les acteurs
étaient tous frères et sœurs ? Juliette Binoche
qui jouait elle aussi son propre rôle de comédienne
dans Rendez vous de Téchiné ? La mise
en abîme vaut également pour Romy Schneider,
dans L'important c'est d'aimer : encore un lien avec
Alice, qui a tourné avec le même Zulawski dans
La Fidélité, en incarnant un rôle
secondaire et fugace comme une comète aveuglante, celui
de la domestique dont s'entiche le frère ecclésiaste
de Pascal Greggory, à la fin du film.
Alice Carel mérite en tout cas ce scénario de
court métrage où se joue sa vie à venir,
scénario qui s'adapte parfaitement à la narration
courte (à l'instar de la nouvelle en littérature),
puisque l'histoire est construite selon trois modes précis
: l'économie (de plans), la densité (de l'émotion),
et la suggestion (de la chute). Justement, une narration est
d'autant plus ramassée qu'elle nécessite un
effet final : on appelle ça une pointe en littérature.
Aussi peut-on constater que l'intelligence du récit
mène le spectateur dans une intrigue réellement
intrigante, notamment par l'effet de mise en abîme inhérent
au scénario même – la répétition
improvisée de la jeune actrice au café avec
un quidam qui est beaucoup plus à même qu'on
ne croie de lui rendre la réplique - et cette intelligence,
on l'espère, donnera lieu à d'autres mariages
aussi pertinents entre la comédie et la tragédie,
union incarnée comme jamais dans le jeu de cette comédienne
dont le nom sonne comme un fabuleux destin, j'ai nommé
Alice Carel.
Un
jour, nous la regarderons avec une chanson d’Edith Piaf dans
la tête, et en partageant la musique épanouie
de sa vie.
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