La douce folie des
personnages sert de paravent à une critique de
la société norvégienne
Si les deux protagonistes sont quelque
peu "dérangés", Elling n'est pas un film
qui traite du monde psychiatrique, de ses infrastru-ctures,
etc. Le message du film est, qu'en fin de compte, "les gens
normaux n'ont rien d'extraordinaire", pas plus que les gens
"anormaux", d'ailleurs. La barrière qui sépare
"normalité" et "folie" est souvent si ténue
que l'on peut basculer d'un côté comme de l'autre.
Cette folie qui émerge du quotidien est d'ailleurs
à rapprocher de celle des personnages de Chansons
du deuxième étage du Suédois Roy
Andersson, le côté grotesque et glauque en moins.
Dans les pays nordiques où, en hiver, le manque de
luminosité agit incontestablement sur le moral et sur
la santé mentale des habitants, le dérèglement
de la raison est toujours plus près qu'on ne le pense
(cette affection a d'ailleurs été baptisée
en anglais de l'acronyme hautement évocateur de S.A.D.,
"seasonal activity disorder"). Le manque de communication,
l'individualisme, la compétition dans les sociétés
modernes fait le reste. Les Norvégiens - les critiques
tout comme le public, pourtant peu enclin à apprécier
leur production cinématographique nationale - ont plébiscité
le film. Ils se sont certainement reconnus dans ces personnages
à la fois fragiles et en même temps plein de
ressources.
Dans cet asile psychiatrique à ciel ouvert que semble
parfois être la société, Elling et Kjell
vont y trouver deux êtres qui comme eux sont tout autant
perdus. Ils seront une sorte de relais qui les poussera à
s'extérioriser et chacun deviendra pour les autres
un remède à la difficulté d'être.
Un soir de Noël, ce sera littéralement la révélation
pour les deux amis. Kjell rencontra, sur les pas même
de sa porte, l'amour de cette femme qu'il a tant désiré.
Celle-ci attend un enfant dont elle ne connaît pas le
père. Le symbole est on ne peut plus explicite ! Elling,
quant à lui, plus porté sur les choses de l'esprit
que sur celles du sexe - il considère cela comme "surestimé"
(certainement un héritage douloureux de sa mère)
- prendra soudainement conscience de son talent poétique
dans la composition des vers qui viendront visiter son esprit.
Lors d'une séance de lecture de poésie à
laquelle il se rendra - ce qui lui permettra de surmonter
son agoraphobie - il rencontrera un vieux poète désabusé,
sorte de gloire nationale sur le retour. Lui aussi est perdu,
depuis la mort de son épouse. Elling reconnaîtra,
plus triomphant qu'ironique, "C'est le premier ami que je
me fais sans l'aide de l'état norvégien".
Même si les personnages centraux
sont des hommes, les femmes jouent un rôle prépondérant
dans le film. Elles sont en arrière-plan, mais cela
n'empêche pas de sentir leur ombre imposante et incontournable.
Chose amusante, la Femme et l'Etat norvégien sont souvent
mis en parallèle comme étant à la fois
source de protection et de "castration". La mère D'Elling
le protégeait mais aussi l'étouffait ; l'Etat,
qui l'aide ou l'assiste, c'est selon, ne lui laisse pas toute
la latitude de diriger sa vie. A Frank, qui le presse sans
arrêt de sortir, Elling répond, excédé
: "Cela sert à quoi d'avoir un appartement si c'est
pour toujours être dehors. Autant vivre dans la rue".
Des bras chaleureux peuvent à la longue aussi étouffer.
Les femmes dans le film sont à l'image des sculptures
féminines que, lors d'une excursion nocturne, les deux
amis iront visiter dans le parc Gustav Vigeland. Rondes, pleines,
généreuses, comme le célèbre artiste
norvégien aimait à les sculpter. On voit, dans
un gros plan appuyé, les seins d'une aimable serveuse,
symbole nourricier plein de sensualité et de générosité.
Que dire alors de la vénération qu'Elling porte
à Gro Harlem Brundtland, député travailliste
et ex-premier ministre norvégien, dont il relie sans
cesse la biographie. Une affiche trône même dans
la bibliothèque/atelier qu'il partage avec Kjell (une
"maison du peuple" chez soi, en quelque sorte). Cet homme
ne peut se libérer de l'image omniprésente d'une
mère au caractère décidément très
fort !
Petter Næss pose le problème de la place de l'homme
dans une société norvégienne hyperféministe
et dans laquelle ce dernier a parfois du mal à s'imposer
et à trouver sa place. Que dire alors de personnages
décalés comme Elling, traumatisé à
vie par sa mère et par Kjell, incapable de parler aux
femmes. Le seul contact que les deux hommes entretiennent
avec ces dernières se fait à travers des "idoles
de papier". L'image d'une politicienne à poigne pour
Elling, de pauvres filles exploitées dans des magazines
pornographiques pour Kjell. Næss rêve peut-être
d'une société idyllique dans laquelle hommes
et femmes seraient enlacés, réconciliés,
à l'image du "Monolithe", cette sculpture monumentale
et phallique qui trône au centre du parc Vigeland.