UNE VRAIE PETITE SALOPE !
Alice déteste les vacances d’été.
Alice déteste les interminables mois d’été
passés en dehors de l’internat. Chez ses parents. Mise
hors d’elle-même - littéralement -, c’est au
pays des merveilles qu’elle passera finalement ses vacances.
|
Sur un argument aussi simple Une vraie
jeune fille de Catherine Breillat dévoile avec
justesse les interrogations primordiales d’une vraie jeune
fille de son époque – quelle que soit l’époque,
mais en phase avec celle-ci et avec son âge. La délectation
est d’autant plus grande qu’elle a lieu rétrospectivement :
d’une part, 25 ans après la réalisation du film,
et d’autre part à l’aune d’une œuvre qu’elle contient
en germes.
Où sont ces 25 ans ? La question
ne se pose pas tant le film porte en lui toute la France des
années 75 (les années Giscard). D’un côté,
une jeunesse s’accrochant aux basques d’une imagerie semblant
déjà désuète : qu’il s’agisse
des ritournelles (" fausses " car écrites
spécialement pour le film par l’auteur) interprétées
par des chanteurs plus yé-yé que hippies (et
encore moins disco ou punk), ou des attitudes d’une jeunesse
masculine, soit blonde à la mèche impeccablement
plaquée, au vêtement tiré à quatre
épingles et à la mine comiquement coincée
- le jeune homme qui invite Alice à danser à
la fête du village -, soit brune à la banane
soigneusement gominée, à la tenue furieusement
cuir et à la rébellion puissamment exacerbée
- la mise à mal d’un jeune homme au bistrot à
l’issue d’une partie de pouilleux massacreur… véritables
rebel without a cause . De l’autre côté, une
vieille France, celle des parents. Celle de la domination
masculine, petite bourgeoise (rurale, en l’occurrence) et
ventripotente. Cette domination masculine convenue, concédée
socialement et économiquement, mais pas forcément
(même pas du tout) tyrannique et performante :
c’est ce père qui s’émeut (fantasme ?)
comme " une vraie jeune fille " que sa
fille l’embrasse, c’est ce père pris à défaut
par sa femme - à deux reprises : sur la question
de l’adultère (par deux fois : l’épouse
et le mari devant leur fille, puis la mère et la fille
seules), et sur le fait qu’il est toujours du côté
de sa fille -, et c’est surtout ce père que sa fille
imagine avec un pénis rikiki, ridicule et si peu engageant
- non en termes de performance mais de désir et d’excitation
suscités : un sexe sans sex-appeal. Cette vieille
France qui vous marie pour avoir engrossé. Cette France
qui vous donne femme (pour le ventre et la bonne conscience)
et maîtresse (pour le cul) dans un mouchoir de poche
(que la première nettoie des plaisirs / souillures
de la seconde). Cette France un rien suspicieuse et méprisante
à l’égard de la jeunesse (les voyageurs dans
le train, la surveillante, la commère-çante,
la mère). Cette France un rien frustrée qui
épie (la grosse commère-çante du village),
mate (les employés de la scierie), brime (la surveillante
de l’internat, la mère), bougonne (la mère)
et tripote (le père) sans vergogne et sans complexe.
Préférant refiler ces (re)sentiments à
la jeune génération, Alice, en guise de réponse
à ses interrogations, qui se doublent d’expérimentations
plus ou moins saines.
A la croisée des deux : Alice,
autre, en marge (au sens godardien) ; bien qu’il ne s’agisse
pas de poser simplement (bêtement ?) le constat
qui en ferait une-jeune-fille-ni-enfant-ni-adulte (ah, les
affres de l’adolescence). Il est question ici d’une jeune
fille qui n’a ni l’innocence puérile ni la maturité
adulte : c’est une conscience immature. Et c’est en cela
qu’elle déborde la marge, la Loi. Absolument consciente
(elle se sait matée, pelotée…) – comment pourrait-il
en être autrement quand son corps occupe l’espace, débordant
de toute part : les seins, le ventre, le cul, jusqu’aux
poils pubiens dépassant de sa culotte ? – elle
pousse le jeu de la séduction jusqu’à la manipulation,
dans le but évident de faire tomber les hommes (pas
les garçons) et les écraser : elle est
ce papier collant double face suspendu au-dessus de la table
à manger sur lequel les mouches s’agglutinent et crèvent.
A la différence des autres héroïnes de
l’auteur qui ont toutes un pacte de plaisir à proposer
aux hommes, qu’ils ne peuvent remplir puisque invariablement
ramollos : " il bande mou " dans
Parfait Amour ; il a le sexe " comme un petit
oiseau " dans Romance (allant jusqu’à
laisser planer le doute d’une homosexualité latente
dans ces deux films). Bien sûr, les sexes durs et turgescents
existent chez Breillat, mais souvent dans leur instrumentalité
(hormis pour Rocco Siffredi, pourtant célèbre
pour son sexe), comme dans ce plan furtif d’une fellation
pratiquée sur un sexe au corps invisible (Parfait Amour)
ou la séquence de " l’enfer " plein
de hardeurs aux sexes aussi bodybuildés que leurs corps
(Romance). Et c’est précisément de ce
gouffre de paradoxes que jaillissent les tourments de ses
personnages. Tourments qui n’ont pas encore tout à
fait éclos chez Alice, toute tournée vers son
cul, de façon primaire et vacharde. Loin de nous la
rendre éminemment sympathique, l’auteur réussit
néanmoins à brosser un portrait par moments
ambivalent, et à nous faire toucher du doigt ses interrogations,
en fait chaque fois qu’Alice est seule face à elle-même :
face à son miroir, face à son journal, face
à ses fantasmes, et en voix-off. Hélas, cela
ne suffit pas à diluer l’image que le personnage sécrète :
celle d’une vraie petite salope. Déjà le sexe
n’est pas joyeux, chez Breillat : il trimballe son cortège
de tourments, de honte et de dégoût, en filigrane
de film en film.
|