Outre la société,
c’est le cinéma, un certain cinéma français
de ces années-là que le film porte en creux.
En effet, les premières images (celles du générique
qui s’inscrit sur une page de cahier d’écolier et la
première séquence d’Alice assise dans le train
qui la mène loin de l’internat, vers les vacances,
accompagnée d’une chansonnette anecdotique) nous plongent
dans un univers archi-balisé et non moins connu, typique
de cette époque : le film d’adolescents en vacances
comme A nous les petites Anglaises ou L’hôtel de la
plage (pour ne citer que ceux-là). Evidemment, on pense
aussi au porno soft des années 70, mais j’ai, pour
ma part, en tête ces comédies-là.
Le contre pied est immédiat :
la chansonnette beuglante sature très vite la bande
son, Alice en voix-off désespère de la perspective
des deux mois à venir qui nous semble aussi réjouissante
que la mine condescendante et méprisante des trois
voyageurs qui partagent le même compartiment qu’elle.
Dans ces comédies estivales, le voyage en train serait
l’occasion d’une rencontre, d’un coup de foudre, que sais-je ?,
pas chez Breillat. Non. Ce n’est pas du sentimentalisme, ce
n’est pas de l’eau de rose qu’Alice a dedans. Ce n’est pas
ça qui la travaille. Pas ça qui la démange.
Car déjà pour elle, il n’est plus seulement
question de dedans, de sentiments (de flirt), d’insaisissable
mais aussi de dehors, juste là au bout des doigts (avec
lesquels elle macule son sexe et ses tétons d’encre
rouge et écrit son nom de ses sécrétions
vaginales sur un miroir), bien palpable, et du mouvement qui
va du dehors vers le dedans et du dedans vers le dehors.
En cela sans doute, Une
vraie jeune fille peut-il se lire comme le pendant intérieur
et extérieur de ce cinéma. Prenons, par exemple,
L’hôtel de la plage (M.Lang, 1976). Tous deux
mis en musique par Mort Shuman, ils fonctionnent cependant
comme contre point l’un à l’autre et ce à divers
niveaux. Ainsi, à la multitude (des personnages, des
situations, des histoires) de L’hôtel de la plage, Catherine
Breillat préfère l’unité, la focalisation
sur un objet unique. Un point de vue unique. Unique à
valeur d’universel (comme le titre une vraie jeune fille).
Mais avant tout un point de vue intérieur : c’est
son cœur, ses tripes qu’elle confie à son journal,
qu’elle nous confie, quand elle ne peut plus les contenir,
c’est à dire dès le début : traquée
par un univers étriqué dont elle est (se sent)
extérieur, bien que partie intégrante, elle
vomit, mettant ainsi dehors le dedans (le ressenti, qu’elle
mettra ensuite à plat, à l’écrit) pour
mieux l’interroger, l’apprivoiser et peut-être l’incarner.
Et cet univers ne tombe jamais dans la caricature malgré
l’accumulation des détails les plus saugrenus (la fresque
sur le mur de la cuisine, le papier tue-mouches, le fauteuil
stylé du père, le collier de la mère…),
justement parce qu’il est vécu de l’intérieur
d’Alice, restitué à travers les yeux d’Alice ;
pour preuve, les parents qui ne sont jamais condamnés
dans leur profonde beaufitude (le regard de Breillat titille
ses personnages avec une délicieuse ambiguïté :
complicité/mépris-mère/fille et affection/tentation
incestueuse-père/fille).
Tout cela est relégué
tout au long du film par une sensation quasi-Tati-esque flottant
dans le traitement de la bande sonore : dialogues inaudibles
voire inintelligibles tendants aux borborygmes régressifs,
répliques en sus brouillant la frontière entre
fantasme et réalité, tout cela volontairement
accentué par la postsynchronisation et la musique souvent
omniprésente faisant flirter le film avec le cinéma
muet. Le contact est brouillé, en perdition entre Alice
et le monde extérieur, alors qu’à l’hôtel
de la plage, tout le monde communie (communique ?, pas
sûr !), par la promesse d’une improbable entente
transgénérationnelle (la transmission de schémas
rétrogrades, la transmission de la beauferie) :
il n’y a pas d’extérieur pour contrebalancer l’intérieur,
d’autre pour faire exploser le même. Tout concorde à
l’adverse dans Une vraie jeune fille , jusque l’esthétique
naturaliste et quelque peu " brouillonne "
comme le sont les interrogations et les doutes, à savoir
peuplés d’objets encombrants, de rebuts à la
trajectoire pas toujours très nette. Il y a ce qui
est dit et ce qui est montré : il y a ce qui est
dit (par Alice) du sexe de Jim mollissant après l’éjaculation
" son vit, agonisant comme un poisson mort "
et ce qui sera montré dans une séquence ultérieure,
le sexe du père " comme un poisson mort "
débandant après éjaculation et qu’il
essuie dans son mouchoir ; il y a ce qui est dit (par
sa maîtresse) au père d’Alice " tu
éjacules dehors " et ce qui est antérieurement
montré, le sperme de Jim sur ses doigts qu’il essuie
sur le chemisier d’Alice. 25 ans plus tard, dans Romance,
l’auteur optera pour une esthétique de la remise en
question : plus clinique, plus analytique, moins cynique
mais plus radicale. Marie (Romance) n’en est plus à
expérimenter, à s’interroger mais chercher/obtenir
des réponses. Elle dynamite ses démons et, avec,
les saloperies d’Alice.
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