Ce qui retient notre attention,
c’est l’absence manifeste de point de vue sur ce qui est raconté :
le personnage regarde benoîtement son morceau de viande qu’il
a hissé au bout de sa fourchette et débite ses pensées. La
caméra se contente d’enregistrer frontalement ses dires. Un
malheureux plan…et puis plus rien. Autrement dit, les Wachowski
réduisent la scène à une simple information scénarique (le
traître et pourquoi il trahit). Ils délestent ainsi le film
de tout vertige métaphysique (choisir l’artifice comme ultime
planche de salut) et, réalisateurs paresseux, s’en tiennent
au « faire comprendre » (par les dialogues) là ou
il aurait au contraire fallu « faire sentir » (par
la mise en scène).
Le hasard s’apparentant
parfois à un « fait exprès », il se trouve qu’un
chilien francophile fit, quelques semaines plus tôt, la démonstration
virtuose de son génie avec, entre autres choses, une cocasse
scène de restaurant autour…d’un steak. Il s’agit d’un passage
du Temps retrouvé de Raoul Ruiz où Saint-Loup (Pascal
Greggory) dévore sa viande devant un Proust amusé (Marcello
Mazzarella), tout en parlant à en perdre haleine. Ruiz mets
l’accent sur le bruit de la mastication, sur le rythme avec
lequel le personnage avale ses morceaux tout en continuant
de parler, et épaissit la psychologie de son personnage par
la seule vertu de la mise en scène : Saint-Loup est un
épicurien qui dévore (la viande, les hommes, la guerre). En
ces temps de pénurie (la guerre 14-18), voir cet homme agir
sans vergogne devant son assiette a quelque chose de saugrenu,
peut-être même de dégoûtant. Sans parler du jeu finement outré
de Greggory, il suffit à Ruiz d’insister sur le son de la
mastication pour créer un environnement grotesque. Avec l’ironie
qui le caractérise, Ruiz dit ainsi, par cette seule scène,
une foule de choses sur ce monde qui court à sa perte.
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Bien sûr, on objectera qu’il
n’est pas, dans Matrix, question de dévorer puisque
ce steak virtuel inciterait plutôt à la mélancolie. Pour autant,
l’attitude désabusée du traître n’est jamais problématisée
par quelques velléités de mise en scène. Pourquoi ne pas imaginer,
à l’instar de Ruiz (décidément) que les Wachowski aient décidé
de donner corps à la mélancolie du personnage. Pour ce faire,
ils auraient ajouté le son crépitant d’une cuisson sur grill,
la voix d’un être aimé dont le souvenir fait lien avec les
papilles gustatives, ou, plus simplement, une image du « temps
de paix » dont Marker, grand maître du souvenir, fit
un sublime usage dans La jetée. En l’état, on ne peut
se référer qu’à ce que dit le personnage, jamais à ce qu’il
sent. Tandis que ce cinéma dépense une énergie incroyable
à bousculer le spectateur sur son fauteuil, avec force tremblements,
secousses et autres explosions, il est parfaitement incapable
d’engendrer la moindre émotion à visage humain.
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A croire que ce cinéma n’aime
pas l’humain, comme en témoigne la description de l’environnement
urbain. Par essence, la ville est le lieu des échanges :
sons, odeurs, saveurs, corps se chevauchent et s’entremêlent.
Il y a là une vie immense, jusque dans la plus grande des
solitudes urbaines. Pourtant, la ville dans Matrix
(le monde illusoire de 1999) est aussi désincarnée que le
monde régit par les machines du futur. Dès lors on ne voit
pas très bien ce qui incite le traître à condamner ses compagnons.
Là ou il aurait fallu creuser la dichotomie, la cassure entre
le monde réel, dur, cafardeux, et celui, factice mais attirant,
de 1999, il y a au contraire une solution de continuité qui
anéanti tout enjeux. Ainsi, nous aurions saisi le désir de
retrouver ce paradis perdu s’il était apparu à nos yeux comme
un monde de vivants, avec ce que cela suppose d’affection
aux choses et aux êtres. On ne regrette que ce qu’on a vraiment
aimé, fut-il virtuel. C’était la grande leçon de Vertigo :
la disparition de Madeleine était d’autant plus cruelle qu’entre
temps, Hitchcock avait pris soin de nous la faire aimer. Sauf
que Madeleine n’existait pas. Nous aimions un être virtuel.
Dans Matrix, il n’y a rien ni personne à aimer. Et
donc rien à regretter.
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