La débauche technologique
et la haute opinion que celle-ci a d’elle même s’incarne de
manière édifiante dans la séquence d’ouverture qui ose une
citation de la scène inaugurale de Vertigo. Une jeune
femme, moulée dans un habit de latex noir, est poursuivie
par ce qu’on croit d’abord être des agents du FBI et des flics
en uniforme. Acculée sur un toit, au bord du gouffre, elle
se décide à sauter jusqu’à l’immeuble lui faisant face. La
chose paraît impossible tant le vide à franchir est immense,
mais, contre toute attente, elle y parvient, suivie de près
par l’agent du FBI. Seuls les policiers restent plantés sur
le toit du premier bâtiment et s’exclament « that’s impossible !».
Le simple flic, c’est le (simple) spectateur qui, devant tant
de prouesses, n’en revient pas. Du moins les Wachowski le
croient-ils.
On se souvient que dans
Vertigo, James Stewart se raccrochait à la gouttière
et causait la mort d’un policier qui tentait de l’aider. Stewart
atteint de vertiges, la fiction pouvait commencer. Dans Matrix
la technologie nous autorise à franchir les gouffres sans
trop d’encombres mais nous laisse ignorants des vertiges.
N’est-ce pas les gouffres qui justement, au cinéma, sont porteurs
de fictions ? A cela, Matrix préfère nous asséner
une suite de sauts technologiques. Fini la mort, fini l’amour,
fini le vertige. C’est que depuis, le cinéma américain a hérité
d’un nouveau paradigme, celui de l’hypertechnicité, d’autant
plus redoutable qu’il est éminemment rationaliste et évacue
toute idée de transcendance. Le trucage de Vertigo,
obtenu par combinaison d’un zoom avant et d’un travelling
arrière, avait, entre autres vertus, celle de rendre palpable
la sensation de vertige. La technologie était au service du
sens, non son substitut.
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Le cœur du problème est
peut-être là : la vampirisation technologique sur toute
idée de mise en scène. Bien souvent l’usage d’images spectaculaires
cache – en partie – les défaillances du metteur en scène car
celle-ci procurent sur nous un choc, dû à l’effet de sidération.
Il en résulte un parasitage de la capacité d’observation (à
plus forte raison si les conditions de projection sont irréprochables :
son THX, écran géant, siège moelleux). Pourrait-on ausculter
un tableau au Louvre si dans le même temps le musée est sous
l’emprise d’un tremblement de terre (ce à quoi ressemble de
plus en plus les films qui s’engagent dans l’ornière du tout
technologique) ? Evidemment non. C’est plus souvent dans
les scènes en creux, dans les temps « morts » de
la fiction, que la médiocrité des réalisateurs se fait jour.
Dans le cas qui nous intéresse,
une courte scène (Dieu est dans les détails !) pointe
l’extrême faiblesse des images qui défilent devant nos yeux.
Justement, il s’agit d’une scène lors de laquelle il devient
évident que l’un des membres du groupe est un traître. Ce
traître donc, dîne avec l’agent du FBI (l’envoyé de la matrice
c’est lui) et, tout en discutant des modalités de sa récompense,
ergote sur le steak qu’il s’apprête à avaler. Il regarde ce
morceau de steak, qu’il sait être virtuel, et donne finalement
l’explication de son acte : s’il trahit, c’est que la
vie réelle ne l’autorise même pas à profiter de ces menus
plaisirs. Il souhaite donc réintégrer la réalité virtuelle
de la matrice (le monde de 1999) vierge de toute connaissance
du réel, afin de vivre pleinement le plaisir des sens.
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