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Objectif Cinéma (c) D.R.

Le traître n’a d’autres motivations que de retourner dans l’illusion des saveurs virtuelles (respirer de l’air pur, manger un steak saignant), le monde « réel » dans lequel il se trouve coincé se révélant insipide et carcéral. Cela, même si la conscience de soi est sauve et qu’il n’est plus un pion : les sens « vrais » ne peuvent s’épanouir dans l’univers cloîtré d’un vaisseau brinquebalant On peut certes y échapper provisoirement en pénétrant la réalité virtuelle, mais une fois qu’on a goûté au réel, il est impossible de ne pas avoir conscience de son existence. Pour toutes ces raisons, le renégat pactise avec les envoyés – eux aussi virtuels – de la Matrice, avec, en contrepartie, l’effacement mémoriel de ce réel encombrant. On songe à ce roman de Philip K Dick dans lequel des personnages, pris au piège d’un vaisseau voguant dans l’espace, n’avaient d’autre choix, pour leur survie, que de recourir à des aventures virtuelles intenses. L’issue tragique du roman donnait lieu à un questionnement métaphysique sur la conscience douloureuse du monde et la fuite dans les paradis artificiels, avec comme ultime choix, celui de se donner la mort.

Bien entendu, Matrix est à mille lieues de ces préoccupations, d’avantage porté sur l’esbroufe technologique et l’épate sensorielle. A ce titre, l’absence d’interrogations relatives à la place de l’humain et au sens de la vie (pourquoi Kubrick est-il mort avant d’avoir réalisé A.I. !?) révèle à la fois un problème de scénario, une inaptitude des réalisateurs à la mise en scène et, accessoirement, un manquement à la direction d’acteurs. Que le jeu d’interaction entre réel et illusion, grand thème dickien, soit balayé d’un revers de main par un scénario poussif à force de simplisme n’a rien d’étonnant dans le contexte hollywoodien. La matrice n’est ni intelligente, ni retorse, ni complexe. Elle ne trafique jamais la perception de chacun pour mieux le maintenir sous son joug. Non, la Matrice est une bonne grosse machinerie totalitaire au comportement archaïque et dénué de subtilité. « Blue pill, red pill », choisit ton camp camarade. Chez les Wachowski (qui doivent se prendre pour les William Gibson du septième art) le monde est binaire. Dérives informatiques sans doute… C’est qu’en réalité le sujet du film est ailleurs, habité par une volonté de maîtrise, le héros ayant à subir une série d’entraînements afin de terrasser la matrice et sauver le monde (ce qui, par les temps qui courent, n’est pas très original).

  Objectif Cinéma (c) D.R.

Rares sont les films hollywoodiens à effets (truisme : tout film hollywoodien n’est-il pas invariablement à effets ?), qui osent mettre en doute cette sacro-sainte maîtrise sur le monde (par monde on entend la technologie et la nature, excepté les hommes) : les films de James Cameron, de Joe Dante, le sous-estimé Twister et quelques autres ? Ce qui, par exemple, sauve Cameron de l’enflure technologique, outre le doute qui infiltre chacun de ses récits, c’est sa capacité soudaine à freiner le rythme irréfléchi de l’industrie par le surgissement d’instants suspendus, de rêveries poétiques. Mais les cinéastes « technicistes » de cette trempe sont si rares qu’on donnerait volontiers raison à Baudelaire lorsqu’il dit de la folie industrielle qu’elle a mis fin au bonheur de rêver. Ce n’est pas que le rêve soit réfractaire à la technologie (la preuve, Cameron), mais plutôt que celle-ci est, dans l’optique hollywoodienne, forcément au service d’un art industriel dionysiaque, là pour bousculer les sens avec la légèreté d’un troupeau d’éléphants, intempestive, bruyante, jusqu’à la vulgarité. Parfois il est bon de se taire : le HAL de 2001 l’odyssée de l’espace était en son temps laconique.

Le cinéma hollywoodien rappelle plus que jamais la machinerie du cinéma dynamique (salle montée sur vérins aux mouvements synchronisés avec ceux du film projeté) parce qu’il amalgame l’excitation sensorielle et l’émotion que procure le sens d’une image. A force de les confondre, l’un des deux termes passe à la trappe. La technologie participe ainsi de l’assèchement des récits hollywoodiens alors qu’elle s’impose simultanément comme moyen et sujet, elle est fiction, débarrassant les histoires de toutes les « scories » humaines (les affects). Fatalement, elle évacue tout sens : seule, la machine est-elle encore signifiante ? Autrement dit, la machine est-elle animée d’un but ? Un film sans réalisateur est-il encore un film ? La mise à mort technologique de HAL, le Terminator deuxième du nom, ou la disparition programmée des androïdes de Blade Runner nous renvoyaient aux abîmes insondables de la question. Matrix ne s’interroge pas et assène ses vérités décérébrées sur la technologie des images, en bon propagandiste. Il faut voir Morpheus (Laurence Fishburne) présenter la réalité virtuelle à Neo (Keanu Reeves) comme le ferait un vendeur de chez Darty. Hollywood ne s’interroge plus, Hollywood vend sa technologie. A cet aune, Matrix est aussi passionnant que le livret technique d’un magnétoscope : on apprend à connaître la machine, à la manipuler, à s’en servir. Les nerds sans doute, s’ils ne sont pas trop exigeants, apprécieront.