Il faut y ajouter une utilisation récurrente
dans trois autres. Elles prêtent tour à tour à ce terme obsédant
un statut différent. La sémantique double (sens temporel et
quantitatif) enrichit sans cesse sa connotation. Appliqué
à l'ici-bas, le terme évoque l'aliénation, ou une certaine
idée de la triste répétition, du désespoir ("Jeune et
con", "Sauver cette étoile", "J'veux m'en
aller"). Appliqué à l'ailleurs saezien, il évoque la
délectation quasi-orgasmique de l'instant ("Crépuscule").
Saez " rêve juste de rêver / Juste de quoi rêver encore
". Le bonheur tronqué appelle sa nostalgie et son artificielle
recréation. Le rapport torturé de l'artiste au temps réside
donc dans la fracture. Rien d'étonnant alors à ne trouver,
dans les deux textes qui s'adressent à l'être perdu ("Amandine
II", "Montée là-haut"), nulle trace du mot
" encore ". Car c'est le mot " jamais "
qui jalonne ces deux textes. Appliqué, là encore duellement,
à l'oubli impossible ("Jamais je ne crèverai sans toi")
puis à la quantification d'une détresse inexprimable ("Le
ciel ne sera plus jamais aussi noir qu'il naît aujourd'hui").
Bouclons le tour d'horizon du temps saezien : "Petit
prince" introduit l'idée de finitude et conclut l'album
dans un adieu paisible à la terre, le souffle de la fin: "
Et que la paix nous sauve ENFIN ". Encore, jamais, enfin.
Si l'univers de Saez est si atemporel et aérien, c'est que
son rapport au temps s'est bel et bien bloqué en un moment
qu'il n'a de cesse de rêver recréer ou regagner. L'instant
précédant celui d'une disparition.
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En cette fracture du myocarde réside l'essence, le souffle
créateur de l'auteur de
Jours étranges. A la tête d'un
univers si personnel qu'il contamine la référence : "My
funny valentine", seule reprise de ce premier album et
célèbrissime standard jazzy, est subtilement "saezisée"
par des sons électroniques qui se font perversement oublier.
L'auteur griffe tout ce qu'il caresse... Cette focalisation
auteuriste engendre un réservoir d'images et de sens proche
des visions fébriles de Lynch, de l'imaginaire fantasmatique
de Gilliam, des angoisses de Cronenberg, de la volupté esthétisée
d'Adrian Lyne, de l'onirisme symboliste de Bunuel. C'est d'ailleurs
un film manifeste de la pensée surréaliste qui vient à l'esprit
lorsqu'on scrute l'univers du génie : "Peter Ibbetson"
(Henry Hattaway, 1935). Condamné à la détention perpétuelle,
un amoureux transi découvre qu'il peut rejoindre la femme
aimée dans ses propres rêves. La foi en l'amour renverse barreaux
et murailles et l'ailleurs onirique, cet entre-deux mondes,
devient espace de rencontre virtuelle. L'univers saezien n'a
jamais eu la prétention d'être autre chose que SON univers,
fuyant l'ici-bas pour gagner l'au-delà, empruntant les voies
enivrantes de la métaphysique cocaïnée.