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L'ESTHETIQUE
DU CONFLIT INTERIEUR
"J'introduis des éléments autobiographiques
dans mes films non pas pour que les personnages soient reconnus,
mais pour que les spectateurs puissent être touchés par des
sentiments qu'ils ont pu éprouver à l'égard de la vie. Par
ailleurs, les éléments autobiographiques font en quelque sorte
partie de ma thérapie : avec Sweet Degeneration, je
reviens sur une période difficile avec mon père où je lui
volais de l'argent pour aller avec des prostituées. En faisant
ces films, je me confronte à mon passé, non pas pour le nier,
mais pour l'assumer".
Lin Cheng-Sheng, à propos de Sweet Degeneration,
incite à une lecture « psychologisante » de son
film, comme une catharsis verbale et picturale où resurgissent
pour s'assainir les vieux traumatismes. C'est à travers ce
prisme, décupleur sémantique, qu'il faut scruter Berlin
10/90.
Il y a dix ans, Robert Kramer est sollicité
par des producteurs télévisuels pour participer à une émission
sérielle. Le cadre est le suivant : le cinéaste se voit proposer
de tourner, à l'aide d'un caméscope, un plan-séquence d'environ
une heure. Pas de contrainte de lieu ni d'espace, pas d'autre
cahier des charges que de filmer en continu. Troublant et
puissant, l'objet hybride, inclassable qui en a résulté constitue
peut-être la plus curieuse et le plus rare des oeuvres présentées
au nouveau cycle "Bravo l'artiste !" des Documentaires
sur grand écran (au Cinéma des Cinéastes, du 8 octobre au
31 décembre). Poignante, la confession autobiographique de
l'auteur, certes confuse, déjoue radicalement tous codes cinématographiques
préétablis. Allègricide au plus haut point, elle fait subir
à son auditoire une nauséeuse maïeutique
Un dispositif ingénieux détourne les règles du jeu, tout
en les respectant : par l'introduction d'un poste de télévision,
Kramer double l'image et ouvre une seconde tribune d'expression.
Mais au-delà d'une réflexivité spatiale, c'est dans la temporalité
que l'astuce prend tout son sens : le temps réel s'agrémente
de temps différés, le continu devient fragmenté, le plan-séquence
se meut en montage. Ce procédé de réduplication n'est pas
tant une réflexion théorique sur le cinéma qu'une voie vers
l'intimité de l'auteur. Par là Berlin 10/90 dépasse
le simple exercice de style, et se révèle une véritable épreuve,
pour le cinéaste comme pour le spectateur. Il s'avère le catalyseur
de la mémoire de Kramer. L'auteur y fait une sorte de psychanalyse
personnelle, non seulement pour "accoucher" son
esprit des traumas refoulés, mais encore pour partir à la
recherche de sa propre identité. Bridé par le concept, fondement
de la pratique sérielle, Kramer livre un film dont l'ambition
esthétique est moindre. Le rudimentaire est contenu en germe
dans ce concept.
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