Il ne faut donc pas chercher l'intérêt de
Berlin 10/90 dans une analyse formelle ou picturale
vouée à la stérilité : le plan-séquence se déroule intégralement
à l'intérieur d'une salle de bains close. Le seul agrément
auquel le cinéaste consent est l'introduction dans cet espace-temps
limité d'une faille spatio-temporelle matérialisée dans un
poste de télévision diffusant un film préalablement tourné
et monté. Cette seconde tribune d'expression prend une résonance
constante avec le propos verbal de Kramer-interprète, lorsque
sa seule présence fait naître et décuple le propos général
de Kramer-cinéaste et de son film. L'intérêt principal demeure
dans ces résonances réflexives entre film premier et film
second, les statuts qu'ils confèrent respectivement à leurs
images, et les trajectoires de sens qu'ils stigmatisent.
Arpentant les sphères herméneutiques,
il convient d'établir un lien entre l’œuvre et son auteur,
l'autobiographie se réclamant centre névralgique, pulsion
vitale de ce curieux objet. Berlin 10/90 est donc un
film d'amateur, dans lequel s'inscrit un second film d'amateur.
Il devient alors un film d'auteur oscillant sans cesse entre
rudimentaire et élaboré, douleur et plaisir, intime et universel
sans jamais toutefois quitter le domaine de l'expérimentation.
C'est un film complet, complexe et qui demande au spectateur
sa participation, sans laquelle il devient rapidement hermétique.
En permanence dans l'ambiguïté, Kramer livre ici une mise
à nu de sa propre personne qui, comme un miroir, renvoie son
image au spectateur. Gorgé de douleur et d'émotion, Berlin
10/90 EST l'esthétique du conflit intérieur.
LE PLI DU TEMPS
Toute la démarche de Kramer
est contenue dans son dispositif. En introduisant un écran
au sein de l'écran, il dope le temps réel pour développer
de nouvelles temporalités. Kramer n'est pas uniquement dans
cette salle de bains qui lui sert de studio. De la même façon,
nous ne sommes plus seulement en octobre 1990. L'espace-temps
devient spectral, comme totalisé par la multiplication des
strates temporelles. Apparaît un temps factuel, tribune d'expression
de l'Histoire. Apparaît un temps autobiographique où s'expriment
l'individu Kramer et son intimité. Puis un temps de mémoire
où s'entrechoquent ceux précités, où la subjectivité induit
une rencontre entre histoire personnelle et grande Histoire.
C'est le film pré-monté qui met en perspective ces nouvelles
temporalités, qui en est le lieu de résidence : dans le plan-séquence,
la fragmentation donne sens à la mise en abyme. La notion
discriminante qui sépare le cinéma des autres arts picturaux
est le temps, qui permet le mouvement. Ici, Kramer tente une
sorte de cinéma total (présageant de la trajectoire fusionnelle
du film), qui englobe la dichotomie instant-durée, maniant
l'ellipse sans interrompre la continuité temporelle.
Ce dispositif donne au spectateur
à (se) réfléchir dans la mesure où il prend le contre-pied
de ce qu'il est habitué à voir. En se démarquant de l'énonciation
classique, il inaugure un espace de rencontre avec le public,
qui n'éprouve pas de satisfaction substitutive : si l'auteur
s'expose, le spectateur est contraint de le faire aussi, de
l'imiter. Cet échange véritable se matérialise dans le dispositif
de regard-caméra omniprésent. L’œil de Kramer fixe l'objectif,
nous vise à travers lui: la vitre de l'écran devient miroir,
l'image est réversible. Les yeux dans les yeux, le spectateur
est alors participant et non consommateur. Il ne trouve sa
place dans le film que s'il la pense (strict contraire de
l'immense majorité des productions cinématographiques), s'il
la construit à partir de sa propre vie. Kramer fait ici appel
à la scénarisation spectatorielle. Il parle de sa vie pour
mettre en jeu la nôtre. Avec cette double-scénarisation du
réel, Berlin 10/90 devient un véritable espace de fusion
entre spectateur et auteur [« Je est un autre... »]
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