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Astucieusement, le cinéaste détourne les contraintes pour construire, sans montage, un édifice fragmentaire. Au temps réel s'applique ici l'élaboration d'une réflexion, qui en fait un film structuré, bien que monobloc. Ainsi la salle de bains est-elle explorée durant une heure par des mouvements de caméra rudimentaires tandis qu'une série de plans courts d'environ dix secondes, au final, la fragmente dans le poste second (douche, robinet, chaise..). Cette séquence alternée d'inserts, dans sa conception comme dans son interprétation semble évoquer la mémoire: de brusques flashs récapitulent à l'état d'images mentales ce qu'on a déjà vu. Kramer fournit ici la clé : le film dans le film est lieu de mémoire, puisque de réflexion. C'est la fragmentation, le pré-montage qui donne son sens à Berlin 10/90. Il y a par ailleurs chez Kramer un certain refus de laisser croire que son film n'est pas pensé Le format et le cahier des charges évinçant les préoccupations esthétiques, la lecture interprétative s'impose. L'élaboration naît dans le rudiment : par l'introduction du poste second, lieu de réflexion autant que de réflexivité, elle éveille des échos entre temps réel et temps différés.

Son texte, très écrit, tombe à de nombreuses reprises en adéquation avec les signes sonores ou visuels du pré-montage : une musique ponctue la parole autobiographique et laborieuse du cinéaste, tandis que des images illustrent son propos lorsqu'il l'énonce. Ainsi Kramer est-il en représentation, en direct. Il joue son propre rôle, sans pour autant y prendre plaisir. Face à lui-même comme face à l'Histoire, l'expérience prend un goût amer.

En se confrontant au format télévisuel, aux contraintes d'une commande, Kramer remet en jeu sa propre image, préétablie art et essai, même s'il demeure inclassable. Devant les règles du jeu, il ne triche pas. Simplement, il instaure un dispositif intelligent qui peut paraître hermétique à celui qui ne prend pas la peine de suivre le chemin que le cinéaste balise.

Cette voie emprunte deux directions distinctes : l'artisanal et l'élaboré, qui évoluent en parallèle vers un même but. Le découpage rudimentaire est stigmatisé par le matériel (Kramer pose sa caméra devant une chaise vide et va s'y asseoir : les séquences sont découpées de la façon la plus basique), tandis que le découpage élaboré se situe dans la création (montage préalable du film amateur, mise en place de résonances texte-image-musique...). Cette dichotomie participe de l'esthétique du conflit qui régit tout entier Berlin 10/90 : celle d'un conflit intérieur.

  Objectif Cinéma (c) D.R.

Nous l'avons dit, le dispositif réflexif est le lieu de la réflexion et l'écran interne l'espace où elle s'exprime, la mémoire du cinéaste. Marker, qui a lui aussi arpenté d'une façon complexe les mémoires individuelles et collectives, dans Sans Soleil et Level five notamment, énonçait "je me rappelle de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt je me rappelle des images que j'ai filmées en ce mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées à ma mémoire, elles sont ma mémoire..." (Sans Soleil). L'image atteint ici, comme chez Kramer, un statut d'imprimeur de conscience, de matérialisation nécessaire de la pensée. Le rôle du film est donc d'introduire la pensée et le réfléchi au sein même du spontané. L'écran interne est le relais dans l'image du cerveau de Kramer.

L'expérimentation du dispositif vient se heurter au discours du film : le caméscope demeure étranger à l'élaboration, par essence. Les mouvements d'appareil manuels, maladroits et saccadés rappellent sans cesse sa présence. À travers un dispositif technique difficile (filmer et parler en même temps), c'est une pensée qui se cherche. Le dispositif structure la réflexion, l'asservit à ses propres fins sans quitter le cahier des charges de la commande. Il est à la fois une voie d'accès et un rempart pour le film : si le spectateur ne fait pas l'effort de se renvoyer à lui-même, il ne le pénètre ni ne le ressent. C'est un cinéma risqué, du domaine de l'expérimental qui se démarque fondamentalement des schémas classiques, d'abord et surtout par les règles de son énonciation. Kramer livre ici une parole de gestation de connaissances plus que de gestion de connaissances. Plus une parole de maîtrise qu'une parole de recherche. Une parole qui donne lieu à la connaissance de soi.