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« JE EST UN AUTRE »

Objectif Cinéma (c) D.R.

La confidence  filmée du cinéaste débute par une évocation de poètes qui ont travaillé pour ou avec le nazisme. Allusion qui engage d'emblée le film sur deux axes : une parole qui naît dans la douleur (savoir un talent si grand au service de l'idéologie nazie) et une conception poétique du monde, qui permet à Kramer de partir à la recherche de son altérité. La poésie vise en permanence à restaurer l'unité perdue entre le moi et le monde. Par la reconstruction de la relation moi-monde, elle ranime les instants passés que seule la mémoire agit encore : c'est une recherche (en rapport à la sensation) de l'altérité de Kramer qui occupe tout un pan du film. D'entrée, il est placé dans cette conception poétique de l'univers : une épreuve pour faire renaître l'auteur, à travers notamment le souvenir de son enfance.

Berlin 10/90 est un film qui coûte à Kramer. En ce sens il devient objet d'une douleur contenue, celle qui résulte de son premier regard insistant sur lui-même, sur un moi profond et intime. Dans ce film, l'auteur s'expose en tant que corps et esprit. Il subit une mise à nu. Pas de surplomb, mais une relation entre Histoire et histoire personnelle. C'est une remise en question conditionnée par la spontanéité du regard qu'il y porte : il n'a pas de recul sur son identité profonde. À la manière d'Egoyan dans Calendar, Kramer revient sur un lieu qui est sa souche sans qu'il y ait ses racines. Là où Egoyan a besoin d'Arsinée Kanjhian comme relais à la terre arménienne (ne serait-ce que par la langue), Kramer n'a que les livres pour le relier à Berlin, pour contempler sa propre histoire qui se confond avec la grande Histoire. La figure de l'exil, de l'écart, est donc celle qui conditionne l'absence d'identité des deux cinéastes (on se rappelle le Next of kin d'Egoyan, où un jeune homme s'accapare par la ruse une nouvelle famille et une autre identité). Chaque fois, c'est l'image morte qui devient mémoire de l'homme (la vidéo tournée en Arménie pour Egoyan, le pré-montage réflexif pour Kramer). Le poste de télévision introduit, projection du cerveau du cinéaste, est aussi son moteur : s'il permet d'élaborer, de fragmenter le film, il est la matrice qui apporte à Kramer la connaissance de lui-même.

Cette question de l'identité n'est jamais réglée dans Berlin 10/90. Dans la société, l'identité réelle n'existe pas. Tout juste l'identification sert-elle à vivre pratiquement. Elle évoque en revanche chez Kramer son mauvais visage, prenant forme dans l'identification numérotée des camps de concentration. Dans la masse, l'individu est numéro avant d'être sujet. Problématique, car chaque personne a une histoire profonde. Non seulement Kramer veut ici se confronter à ce problème, mais il dit encore, comme tous les auteurs : "Je est un autre". Il s'expose en tant que sujet différent de sa personne socialement connue. Pour cela, il remet en jeu son statut d'auteur en se confrontant à la commande : il nous livre son identité et dément son identification. Kramer découvre et nous découvre ce que les signes extérieurs ne montrent pas. Exploration qui exige beaucoup d'efforts dans un travail sur soi-même. Le spectateur, en l'absence de relation spéculaire au film, est invité à effectuer le même travail sur sa propre personne. Kramer ne représente pas le spectateur, mais il lui tend un miroir qui l'aide à concevoir sa propre représentation, à se voir enfin.

Lorsqu'il peine à se livrer, c’est-à-dire à donner fonction à son film, le cinéaste fait état d'un désir d'abandon (de douleur, de colère, il frappe violemment un mur). Sa parole, née dans la douleur, y demeure jusqu'au bout. Les silences et les suspensions stigmatisent un repos tout autant qu'une réflexion intérieure, sans doute désordonnée. Mais cette épreuve, nous l'avons dit, débouche sur une connaissance de soi qu'il était nécessaire pour Kramer d'atteindre. C'est sans doute la première fois qu'il pense ces relations à lui-même, qu'il domine ce qui dirige sa vie (ses opinions politiques, tout naturellement): l'identité régit l'identification, le profond régit le superficiel. Et le film second nourrit le premier, lui donne sens.