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DE L'histoire A L'HISTOIRE

Objectif Cinéma (c) D.R.
Ce qui initie la quête d'identité de Kramer, c'est un regard sur sa propre enfance. Il nous dit que son père a vécu ici, à Berlin, bien que juif et à l'époque du nazisme, parce qu'il y était plus libre en tant que médecin d'y pratiquer des autopsies. C'est ici qu'il y a interpénétration entre histoire individuelle (son père) et grande Histoire (l'Allemagne nazie). Berlin 10/90 est tourné à l'époque de l’après-chute du mur de Berlin. Symbolique surmédiatisée alors : avec le mur disparaît tout un pan d'Histoire (guerre froide, communisme...). Cette idée d'effacer l'Histoire ne satisfait pas le cinéaste. Rien ne disparaît. Les traces sont plus profondes que les symboles et en chacun se trouvent les séquelles du passé. Chez Kramer, le nazisme est enfoui dans sa mémoire et la destruction d'un camp ne saurait l'en évincer. Tout juste sa visite, forcément montrée par le film réflexif, peut-elle assainir la relation qu'il y construit.

La démarche de l'auteur n'est donc pas un devoir de mémoire, mais une subjectivité mise en jeu. À la différence de Marker avec Level five, il n'y a pas d'exposé construit sur les traumas passés. Dans Level five, Marker montre clairement, à travers une mosaïque jouant aussi sur le statut des images, que seuls ceux qui ont vécu la tragédie d'Okinawa (Oshima en l'occurrence...) peuvent en donner une vision valide. Seule la mémoire humaine peut perpétuer le souvenir, et non les images d'archives ou virtuelles, sans référent, qui ne sont que stockage inerte de l'information. À l’instar d'Oshima pour Okinawa, Kramer nourrit une relation subjective au nazisme, qu'il convoque ici. L'évolution du film, du vécu autobiographique à l'Histoire, entérine cette subjectivité. La référence au père stigmatise le lien au peuple juif. En ce sens, le film est une épreuve et non une gratification (le devoir de mémoire contient cette idée de gratification personnelle : la charité me fait me sentir meilleur). Si Kramer avait tourné dans le Golfe, comme il dit qu'il aurait pu le faire, il n'aurait pas mis en jeu cette subjectivité et aurait donné, avec du recul, un exposé réfléchi de la situation. Mais tourner à Berlin relève pour lui d'une nécessité. Son film est un catalyseur, motivé par des facteurs convergents. Un rapport autobiographique au lieu, un autre historique et enfin une réflexion à donner sur le cinéma. Avec Berlin 10/90, Kramer traite ces trois facteurs, qui sont autant de facettes de son identité : "j'ai encore un compte à régler avec Israël" ajoute-t-il. Kramer, juif, possède une autre partie de lui en cette terre qu'il ne connaît visiblement pas bien. Tourner en Israël relève d'une autre nécessité.

Ce rapport à l'Histoire se construit lui aussi autour d'un conflit entre deux termes : l'intime et l'universel, prolongements de l'histoire et de l'Histoire. Le film participe dès lors d'une atmosphère particulière, renvoyant à la fois aux sphères psychiatriques (carreaux blancs, goutte-à-goutte de l'eau qui évoque la catharsis de Kramer expurgeant ses traumas, l'élément eau et sa sémantique...) et à l'enfermement. Intime et prison en sont les deux déclinaisons, salle de bains et camp de concentration leurs matérialisations. Le pommeau de la douche [à gaz], la chaise inoccupée renvoient aux camps de la mort. Autre lieu de l'intime, la chambre est proscrite (nous n'en voyons que la porte) car son nom est indicible [chambre... à gaz]. Kramer ne peut s'y enfermer. La totalité du film s'organise autour de ces deux pistes, jumelles de la dichotomie de son dispositif,  qui s'y rejoignent pour former une sorte de subjectivité universelle.