SUBJECTIVITE
UNIVERSELLE
L'oscillation constante
entre intime et subjectif, collectif et universel est plastiquement
omniprésente dans Berlin 10/90. Il y a une mise en
opposition constante des deux partis. Lorsque Kramer revient
à Berlin, c'est à la fois le théâtre de l'Histoire collective,
et un lieu où son histoire acquiert un sens particulier. Symboliquement,
Berlin est le lieu du pouvoir nazi, là où se décidèrent les
constructions de camps de la mort (collectivité). Mais Kramer
s'y enferme dans une salle de bains : si la prison des camps
est le regroupement de personnes et donc la négation de l'individu,
la salle de bains est par excellence le lieu de l'intime (a
fortiori lorsque Kramer y filme sa femme prenant un bain).
Par-delà un clivage Histoire-histoire, c'est la dichotomie
collectif-unitaire que Kramer met en scène. Son cerveau (mémoire
comme pensée, sentiments comme idées), dont les images ré-dupliquées
du pré-montage sont la représentation, englobe les deux aspects
pour réfléchir sur l'un (les faits historiques ; les livres
comme témoignages culturels de l'Histoire, plus à même que
l'image, en vertu de leur implication subjective, de faire
témoignage) comme sur l'autre (introduction dans la vie de
Kramer : ses amis, mais surtout sa femme, figure magnifiée
de l'amour, unique élément de joie de tout le film).
Le camp de concentration
et la salle de bains sont d'ailleurs clairement assimilés,
littéralement l'un dans l'autre à la faveur de la réduplication,
par Kramer : aux lignes croisées des carreaux blancs de la
première strate spatio-temporelle répond l'esthétique rectiligne
des allées, baraquements et cheminées de la seconde. Parallèle
suggéré puis confirmé par la symbolique du lavement : au sens
premier (nous sommes dans une salle de bains), au sens « psychologisant »
(lavement comme catharsis), au sens de la dérive idéologique,
enfin (épuration ethnique). Le final voit Kramer se pencher
sur la baignoire remplie. Le robinet goutte. Lointainement
se perçoivent les sanglots étouffés du cinéaste, hors-champ
: les gouttes deviennent ses larmes. Puis il plonge sa main
dans l'eau et s'en passe sur le visage. Lavé de ses traumas
refoulés (le film se termine...), son esprit est soulagé,
comme semble le signifier la disparition à l'image du poste
de télévision, le retour à la normale des dimensions spatio-temporelles.
Cet ultime recoupement entre
lui et Berlin, fusion du corps étranger avec l'eau, élément
essentiel d'un lieu de vie, constitue le lien retrouvé avec
ses racines. Dans l'optique poétique précitée, c'est la restauration
du rapport perdu entre le moi et le monde. Son traumatisme
profond et personnel comme son soulagement sont ici partagés
par tous, dernière déclinaison de la trajectoire fusionnelle
qui régit le film. Quand le subjectif devient universel, c'est
qu'en un point de l'Histoire, les histoires convergent. La
négation de l'individu en tant que tel n'est autre que la
base de l'idéologie nazie, le principe de l'holocauste étant
d'exterminer les individus au nom du collectif, de faire de
l'identité une entité. La notion d'unité prend alors deux
sens : Kramer réussit à allier son appartenance à l'unité
du peuple juif avec sa propre unité humaine. Il est lui en
même temps qu'il est lui parmi d'autres. Lorsque la subjectivité
universelle se trouve dans les camps, c'est au même titre
que la solitude collective, que le continu fragmenté et que
la douleur bienfaisante. Entérinement de la trajectoire duale,
conflictuelle, et finalement fusionnelle et globalisante qui
traverse Berlin 10/90.
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