Dans cette
scène, l’art si particulier de Franju s’exprime totalement
: il insiste d’abord sur la longueur du trajet, par une série
de surimpressions (paysage urbain, viaduc, forêt, visages
des deux passagères), file la métaphore du train comme instrument
de passage vers l’au-delà, avec un mystérieux travelling avant
sur la barrière d’un passage à niveau que traverse soudain
un rapide illuminé dans la nuit tombante. Le plan est un choc
visuel, une « explosion lyrique » comme disait Franju.
L’insistance portée sur la barrière marque une frontière entre
la paix et la terreur, le jour (il faisait jour jusqu’ici)
et la nuit, la vie et la mort... Passée cette barrière, il
sera trop tard pour la jeune fille. Dans cette séquence, rien
n’est explicitement de nature fantastique, tout est ramené
à des considérations quotidiennes et banales : une étudiante
cherche une chambre, une femme plus âgée l’emmène en visiter
une : toute la conversation pendant le trajet est construite
sur les craintes de la jeune fille d’être située trop loin
de son lieu d’études. Quand le train passe devant eux, Louise
s’empresse de lui rappeler qu’il l’emmènera à Paris en 20
minutes, et qu’ils mettent du temps en voiture parce qu’elle
a fait un détour pour parer aux embouteillages. Louise la
rassure, mais le contexte nous inquiète. Le travail d’Eugen
Shuftan sur la lumière irréalise le tout et les partis pris
formels de Franju (surimpressions, travelling-avant tranché
par la vitesse du train) transfigurent la réalité et changent
notre inquiétude en certitude inconcevable. La jeune femme
sera chloroformée et opérée par le professeur Génessier. A
son réveil, elle se lève et se regarde dans un miroir. Sa
seule réaction est alors de se défenestrer. Franju filme ce
suicide dans la lignée formelle suivie jusqu’ici, privilégiant
à l’acte lui-même les traces d’une robe blanche enveloppée
par le vent. Un fantôme invisible avait ouvert la fenêtre...
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La situation commune de Christiane Génessier et du comte de
Kerauden est d’être des fantômes à l’existence incertaine.
La question est de savoir si cet état est irréversible ou
si une résurrection est possible. Dans
Pleins feux sur
l’assassin, il est impossible jusqu’à la fin de savoir
si le comte est vivant ou non, si c’est lui qui effraie sa
descendance et les tue un par un...mais la croyance en sa
mort réelle peu à peu nous envahit et le condamne irrémédiablement.
Le film en devient d’ailleurs moins intéressant. Dans
Les
yeux sans visage, Christiane se demande si elle recouvrera
un jour son visage. Autrement dit, si elle réintégrera un
jour la société civile, si elle sortira un jour de sa prison
dorée. C’est le grand espoir de son père qui multiplie les
opérations dans une quête d’absolu aussi émouvante que terrifiante.
Au milieu du film, il pense avoir réussi. C’est d’ailleurs
la première fois que nous voyons le visage d’Edith Scob. Christiane
prononce alors cette phrase capitale pour la compréhension
de l’histoire et de son état psychologique :
« Je
dois pouvoir ressusciter pour les autres ». Cette
phrase manifeste à la fois la volonté de Christiane de revenir
dans le monde des vivants, et aussi le désir altruiste et
inconscient d’incarner les jeunes filles sacrifiées par la
volonté de son père, et d’accueillir leur mémoire. Lorsque
Christiane touche le visage d’une jeune victime sur la table
d’opération, on mesure cependant l’ambiguïté de sa propre
situation : entre le désir violent et égoïste d’apaiser sa
douleur, et celui d’épargner la jeune fille. Le constat frontal
et froid de l’échec de l’opération que pratique ensuite son
père sur elle n’en est que plus violent : le sacrifice fut
inutile et Christiane retrouve son masque (son unique peau)
et sa figure de fantôme.