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Eyes Wide Sut (c) D.R.

La dérive de Bill jusqu’à l'orgie résonne comme un voyage intérieur et prend la forme, narrative et plastique, d'un rêve. Il y a d'abord la ligne d'un récit presque picaresque semé de rencontres impromptues avec des personnages pittoresques, tous porteurs d'une tentation érotique. Cette succession de tentations semble obéir à une logique du rêve en ce qu'elle répond d'abord au désir de Bill (qui est d'avoir une aventure extra-conjuguale). Mais bien évidemment le point d'aboutissement de cette aventure est la séquence proprement hallucinatoire de l'orgie qui évoque carrément le cauchemar. Là, Kubrick atteint une espèce de magie propre à son art, la fameuse "expérience non verbale ", où l'on retrouve l'utilisation savante d'amples travellings avant qui découvrent, aux yeux du personnage comme à ceux du spectateur, un monde inconnu et fascinant, mais qui permettent surtout de suivre la déambulation physique du héros et de suggérer une déambulation intérieure. Tous les membres de cette soirée secrète sont masqués ; on remarquera à quel point la composition du plan kubrickien révèle sa tendance picturale, rappelant ici certaines toiles de James Ensor. Difficile de ne pas voir dans cette orgie le pendant négatif et obscur de la soirée chez Ziegler, réunissant les mêmes personnes. Le cauchemar atteint l'apogée de sa courbe lorsque Bill sera désigné par le maître de cérémonie comme imposteur et sera littéralement démasqué devant tout le monde. On lui intime même l'ordre de se dévêtir avant le fameux sacrifice de la femme. Ainsi tout le parcours accompli par Bill aboutit à une mise à nu, plus encore une véritable humiliation publique. Le cauchemar révèle sa logique paranoïaque et rappelle ces rêves fréquents où le rêveur se retrouve nu au milieu d'une assemblée qui l'observe, voire se moque de lui. Il ne fait que révéler et cristalliser le caractère de Bill : son impuissance, sa pusillanimité, son écrasante faiblesse de personnage mené en bateau depuis le début. Mais le trouble profond que procure cette séquence tient à un renversement des situations d'une extrême violence : d'une position de voyeur, abrité confortablement derrière son masque, le personnage passe à une position, extrêmement désagréable, d'observé. Comme si Kubrick nous renvoyait notre position privilégiée de spectateur (qu'est-ce qu'un spectateur de cinéma sinon un voyeur masqué et anonyme ?) ; comme si, dans le procès de Bill, le cinéaste associait la faute (et donc la culpabilité) au seul fait de voir, de se laisser dominer par l'imaginaire au lieu de passer à l'acte.

  Eyes Wide Sut (c) D.R.

Tout le charme (au sens fort) de cette longue séquence tient dans cette suspension entre rêve et réalité, d'où naît le fantastique. Cette interpénétration des deux ordres est confirmée dans la scène suivante où Alice raconte à Bill le cauchemar qu'elle vient de faire et qui ressemble étrangement à ce qu'il vient de vivre. De plus, cherchant à vérifier son hypothèse sur la mort de la jeune femme, Bill commence une petite enquête qui l'amène à refaire en sens inverse son parcours de la nuit, mais son enjeu profond ne consiste-t-il pas à savoir si tout cela a réellement eu lieu et n’a pas été rêvé ? En tout cas, on retrouve là le procédé narratif en spirale, déjà utilisé dans "Orange Mécanique", qui replie le récit sur lui-même, selon une parfaite symétrie, et le constitue en boucle. Ainsi, dans l'avant-dernière séquence d’Eyes Wide Shut, correspondant à la deuxième, Bill retrouve Ziegler, disparu entre temps, qui lui apprend sa présence à l'orgie et lui confirme le bien-fondé de son idée concernant l'identité de la défunte, morte d'overdose. Enfin, comme au tout début du film, les époux se retrouvent, avec leur petite fille, dans le cadre rassurant d'un magasin de jouets pendant les fêtes de Noël. Et Alice, tirant les leçons des événements, qu'ils soient "réels " ou "rêvés ", conclut qu'il n'y a qu'une chose à faire : " fuck ! ". Cet appel à la réalisation du sexe plus qu'à sa représentation termine le film et l’œuvre de Kubrick sur une note positive : cela finit bien, les époux sont réunis et peuvent envisager l'avenir sereinement.

Pourtant Kubrick, fidèle à lui-même, n'a pas voulu terminer son film sur une fin parfaitement conclusive et laisse une dernière énigme, qu'il n’aura pas le loisir de commenter. Lorsque, abattu, accablé, Bill revient de chez Ziegler, il trouve sur le lit à coté de sa femme endormie le masque. Qui l'a placé là ? Ziegler ? Alice ? Ou est-ce la signature ironique de l'artiste, indiquant ainsi sous quel signe sont placés son film et son œuvre ?