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  Eyes Wide Sut (c) D.R.

Au fond, toute l'intrigue part de là : le désir qu'Alice a ressenti pour un autre. Comment un ordre aussi établi et tranquille que l'union Bill-Alice, presque un système clos, peut-il vaciller à ce point ? Comment chacun des partenaires peut-il ressentir du désir pour un autre ? Comme toujours chez Kubrick, le désir est l'instance en conflit avec la raison, la pulsion qui ouvre une brèche et introduit un dysfonctionnement dans le système.

Dans la scène qui suit la soirée mondaine, Bill et Alice se retrouvent dans leur chambre en train de fumer un pétard. Alice se lance dans un raisonnement un peu vicieux sur la séduction et le désir. Enervée par son mari qui lui soutient ne pas ressentir d'attirance pour une autre, sans doute plus énervée par cette absence de désir que par une supposée hypocrisie ou mauvaise foi, elle lui avoue un fantasme érotique sur la personne d’un officier de marine. Scène capitale, et bouleversante où Bill est frappé de stupeur et de mutisme. D'un coup, il s'aperçoit que sa femme lui échappe, que celle qu'il croit connaître est une "autre " sur qui il n’a aucun contrôle. Il est remarquable qu'à aucun moment il ne soit dit qu'Alice a réellement couché avec l'officier, qu'elle est passée à l'acte. Au contraire, elle dit avoir seulement désiré, fantasmé (et encore peut-être invente-t-elle cette histoire de toutes pièces) et c'est bien cela qui, aux yeux de Kubrick, est autrement plus inquiétant. Détail fondamental qui prouve à quel point le film va se situer sur un terrain intérieur, mental, voire cérébral.

Eyes Wide Sut (c) D.R.

Au fond, Kubrick est bien le cinéaste le plus proche de Freud. D'une part, les pulsions sexuelles déterminent les individus et d'autre part l'art du cinéaste illustre par excellence la notion d'Unheimliche (" l'inquiétante étrangeté "). L'idée que le fantastique procède toujours du familier. Ce qui est absolument étrange (étranger) et inquiétant, c’est aussi ce qui est absolument connu et familier. Ainsi dans Shining, hallucinations et folie meurtrière proviennent de la cellule familiale originelle et dans "EWS", la plongée dans l'angoisse est engendrée par le couple Bill-Alice. Cela, en une seule image, par des voies "non verbales ", Kubrick sait le dire : Alice est nue devant son miroir, Bill, nu lui aussi, vient la rejoindre et l'embrasse langoureusement mais elle détourne un peu son visage et se regarde, avec un air vaguement mystérieux, séquence troublante sur laquelle s'élèvent les accords angoissants d'une musique de Ligeti. Ainsi l'image d'un bonheur érotique un peu conventionnel se creuse d'une angoisse sourde, d'un danger incernable, ce moment de sensualité est filmé comme un moment d'épouvante. C'est le côté hitchcockien de Kubrick.

Après cette scène cruciale, Alice va disparaître temporairement du récit qui va se focaliser sur la longue dérive nocturne de Bill. Celle-ci apparaît d'emblée comme une réaction immédiate du mari au fantasme de sa femme, comme s'il était jaloux non pas tant de l'objet de son désir mais de sa capacité érotique à fantasmer, à éprouver des désirs. Réalisant son impuissance ou sa frigidité, son absence de fantaisie, Bill veut à son tour éprouver sa libido, sa puissance fantasmatique.

  Eyes Wide Sut (c) D.R.

Au fond, toute la déambulation de Bill est suscitée par une image : l'image qu'il se fait de sa femme faisant l'amour avec un homme en costume d'officier, que Kubrick nous montre dans un noir et blanc un peu flou au ralenti. Or ce n'est qu'une pure image, elle ne représente rien de réel puisque l'acte n’a jamais eu lieu, elle n'est que la reconstitution imaginaire de quelque chose de déjà imaginaire : un fantasme, la représentation angoissée par l'homme du désir de la femme. Bill piqué dans son orgueil part donc en quête d'aventures et de sensations. Sa dérive nocturne dans un New-York magnifiquement reconstitué en studio, conférant à la ville un aspect abstrait et onirique, prend l'allure d’un chemin des Tentations. Alors qu'il quitte le cocon de son foyer, de multiples créatures semblent venir à sa rencontre. Déjà, lors de la soirée chez Ziegler, Bill se fait aborder par deux mannequins, puis il croise la fille amoureuse d'un patient décédé qui se jette sur lui, une prostituée, la fille quelque peu nymphomane (souvenir de Lolita ?) d'un loueur de costumes, un gardien d’hôtel visiblement gay et, point d'orgue de son parcours, son chemin le mènera jusqu’à une soirée orgiaque masquée. Or comme cela a été justement souligné, le sexe est toujours lié à la mort, c'est une constante thématique dans l’œuvre de Kubrick. Ainsi le récit du fantasme d'Alice est suivi d'un appel téléphonique annonçant la mort d'un patient de Bill, puis il apprend le lendemain de sa rencontre que la prostituée est séropositive. Enfin, lors de la partouze, qui a tout d'une cérémonie funèbre, une femme se sacrifie pour sauver Bill démasqué ; lorsque celui-ci apprend le lendemain la mort dans des circonstances mystérieuses d'une femme, il fait immédiatement le rapprochement et se rend à la morgue identifier le cadavre. Eros et Thanatos, toujours. Puritanisme de Kubrick ? Il est certain que cette association dénote chez son héros un terrible sentiment de culpabilité.