Par ailleurs, North By Norwest
n'échappe pas au schéma des grands films hitchcockiens
: c'est un film sur la manipulation, c'est-à-dire qui
inscrit dans son intrigue même un dispositif de mise en
scène, installant ainsi une discrète mise en abîme.
En effet, les services secrets américains ont inventé
l'existence d'un agent, Jonathan Kaplan, pour détourner
l'attention d'un dangereux espion, Philip Vandamm (James Mason).
Lorsque Thornill est pris par erreur pour Vandamm, les mêmes
services vont régler à son insu son parcours.
Dans tous les cas, la réalité est manipulée,
truquée, "mise en scène " pour tromper
l'ennemi. Ainsi dans cette histoire les services secrets remplissent
symboliquement un rôle de scénariste ou de metteur
en scène. Ils imaginent des personnages et organisent
des histoires. Quant à Thornill, il tient le rôle
d'un acteur, qui joue différents personnages et, le cas
échéant, se déguise. Ainsi, Vandamm, vers
la fin du film, dans le bar touristique du mont Rushmore, le
félicite ironiquement pour ses dons d'acteur : "
Après les fous furieux, vous jouez maintenant les amants
jaloux ? ". D'ailleurs, n'est-il pas fondamentalement un
comédien en ce qu'il prête, d'abord involontairement
puis sciemment, un corps et une voix à un personnage
fictif et imaginaire ?
Le monde de l'espionnage apparaît
ainsi comme un théâtre d'illusions où metteur
en scène, acteurs et spectateurs jouent la comédie
des apparences.
C'est dire que North By Norwest est une œuvre qui joue
puissamment des ressorts du visible et de l'invisible, où
comme toujours le thème du regard tient une grande place,
gouvernée par une thématique et une pensée
de la transparence. Celle-ci définit dabord le climat,
la couleur du film : en effet, il s'agit d'un film extrêmement
clair et lumineux, principalement diurne, un film où
le regard n'est pas obstrué. De plus, la transparence
s'inscrit dans de nombreux motifs liés à la substance
du verre : ainsi immeubles de verre (immeubles de New-York,
immeuble de l'ONU), vitres (immense baie vitrée du bar
de Rushmore), fenêtres etc. On comprend alors le travail
esthétique sur l'espace : un espace clair, plane, vaste,
ouvert et surtout épuré, dégagé,
dominé par le vide (aucun surchargement baroque du cadre).
Mais la notion de transparence n'a pas que des applications
formelles, elle est aussi le moteur secret du récit et
des personnages : comment ne pas voir que Roger Thornill, en
tant qu'il joue un rôle, est un personnage complètement
transparent, qui s'efface, prête sa voix et son corps
pour laisser paraître un être qui n'existe pas.
En tout cas, cette thématique
de la transparence permet d'instaurer un régime de pure
visibilité, un espace travaillé par l'ouverture.
Par exemple, dans la fameuse scène de l'avion, si le
décor se constitue d'un champ immense et parfaitement
désert, accusant d'autant plus la solitude du héros,
c'est que, prenant le contre-pied des scènes habituelles
de danger, il permet une parfaite exposition du personnage,
le désignant à tous les regards, sans qu'aucun
obstacle n'entrave la vision. Quant à la maison ultra-moderne
de Vandamm située sur le mont Rushmore, son architecture,
tout en transparence et en ouverture, est conçue en fonction
de la parfaite visibilité qu'elle autorise (objet voyant
et visible à la fois), découpant l'espace, à
l'instar d'un split-screen, en plusieurs zones séparées
qu'un regard extérieur peut réunir si bien que
Thornill, à l'affût, pourra simultanément
voir Vandamm dans le salon et Eve (Eva Marie-Saint) dans sa
chambre.
Ainsi, dans North By Norwest,
il s'agit toujours de traiter l'espace dans le sens de l'ouverture
et de la transparence, pour permettre l'accomplissement maximal
du regard, voire favoriser une vision panoptique. Film d'espionnage
par excellence, on ne cesse de s'espionner et de se surveiller,
surtout de se cacher et de s'exhiber, de se cacher en s'exhibant.
Par là même, et à travers ces différents
éléments formels, ce film est porteur d'un sens
politique insoupçonné : il annonce l'ère
de la société de contrôle, que d'autres
cinéastes exploreront plus tard (un Brian de Palma
par exemple). Mais si North by Norwest est considéré
justement comme un des chefs d’œuvre de la maturité,
c'est qu'il contient, à coté de cette dimension
moderne, les grandes obsessions hitchcockiennes : un personnage
innocent mis en position de coupable, un héros pris
pour quelqu'un qui n'existe pas et dont l'étrange aventure,
prenant la forme d'un rêve géométrique,
n'a d'autre enjeu que la poursuite de son ombre, de son identité
et partant de la vérité.