Ainsi, comme la nature, la narration
obéit au même principe de l'Un et du Multiple.
Il y a là une loi de composition dont il faut trouver
le fondement philosophique dans cette phrase de Witt : "
Les hommes n'ont-ils pas une âme commune. Mille visages,
un seul homme. Le grand Soi. ". Evidemment, ces différentes
voix, ces différents moi n'en forment qu'un seul, un
moi-monde, un moi-tout (Le moi de l'Amérique ?).
Ce qui est beau, dans The
Thin Red Line, c'est que les fragments n'empêchent
pas le sentiment d'un tout. De fait, le film se donne bien
comme une totalité organique, une totalité faite
d'échanges, de passages, de relations entre les fragments.
Ainsi, par l'utilisation polyphonique des voix-off, le film
instaure sans cesse une relation entre l'intérieur
et l'extérieur, la conscience et le monde. Il y a également
ce jeu constant entre l'individu et le collectif, Malick s'intéressant
finalement plus à la conscience de quelques hommes
face au combat, à la mort ( le sentiment d'avoir tué
un homme par exemple) qu'à un conflit dont les enjeux
les dépassent. A travers Witt, le soldat déserteur
et mystique, le film joue de la relation entre la réalité
(la guerre) et l'imaginaire(les images de l'harmonie originelle)
où, avec le soldat Bell, entre le présent et
le passé ( les images de bonheur avec sa femme). Autant
de signes qui renvoient au thème du paradis perdu.
Bref, voilà différents modes autour desquelles
s'articule cette dialectique du fragment et du tout.
Pour finir, on pourrait avancer l'idée
que, à travers ces différents aspects, La
Ligne Rouge est finalement un film profondément
américain, non pas tant en fonction des canons hollywoodiens
qu'au regard d'une certaine culture littéraire. Comme
l'expliquait Gilles Deleuze dans un texte sur Whitman, les
américains ont un sens naturel du fragment en ce sens
que l'Amérique elle-même est faite d'états
fédérés et de peuples divers, collection
de fragments, sans cesse hantée par la menace dune
sécession, c'est-à-dire la guerre. D'où
cette insistance dans les discours militaires à présenter
l'Amérique comme une famille unie tout en sentant trop
bien le coté forcé de cette idée de pure
propagande. En même temps, les fragments coexistent
avec le souci d'inventer un tout. "La Ligne Rouge" se place
dans cet héritage whitmanien car il procède
du divers pour viser une totalité mais une totalité
issue d'un ensemble de relations entre les fragments. De ce
point de vue, ce film hors-mode illustre la réalité
de la littérature américaine au sens où
l'entendait Deleuze : " La spontanéité
ou le sentiment inné du fragmentaire; la réflexion
des relations vivantes chaque fois acquises et créées.
Les fragments spontanés, c'est ce qui constitue l'élément
à travers lequel, ou dans les intervalles duquel, on
accède aux grandes visions et auditions réfléchies
de la Nature et de l'Histoire. ".