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Le chant du monde
se présente comme le témoignage de sa diversité.
La nature est un réservoir inépuisable d'êtres,
de cas, d'espèces, d'individus. Comme dans Days
of Heaven, Malick filme les ciels, les rivières,
la flore, et surtout la faune, comme si le cinéaste
voulait rassembler dans l'espace du film la totalité
des espèces du vivant. Cinématographiquement,
cela se traduit par des plans en inserts de différents
animaux. Or on ne peut manquer dêtre frappé par
le fait que ces inserts sont détachés de l'économie
fonctionnelle du récit, comme séparés
de ce qui se joue entre les hommes (la guerre) : sortes de
contrepoints ironiques inscrit dans un contrechamp inaccessible.
Enigmatiques ou allégoriques (l'oisillon à terre
pendant que les combats font rage, une feuille rongée
de trous comme un soldat criblé de balle ), ils semblent
avoir pour fonction d'attester la présence foisonnante
du monde, d'établir celui-ci dans son être-là
, une nature profondément habitée, animée
au sein de laquelle se situe l'humanité en guerre.
Il y a dans le cinéma de Malick un panthéisme
évident, lié à un strict plan d'immanence
( aucune trace de transcendance chez Malick).
Que la guerre prenne place dans un cadre aussi paradisiaque
est significatif ; c'est là évidemment une façon
spectaculaire d'opposer les deux ordres de la nature et de
l'histoire et de renouer avec un thème romantique :
La nature, dans sa beauté et majesté même,
est indifférente à la violence et au malheur
des hommes. Cependant, le plan d'un visage de japonais mort
qui se mêle à la terre rappelle que l'homme,
dès lors qu'il quitte l'ordre historique et humain,
revient à la nature. De même, lorsque Witt, le
soldat déserteur, se fait tuer par les japonais, sa
mort coïncide avec les images d'harmonie originelle,
de fusion avec la nature.
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De cette séparation
irrémédiable procède le problème
du mal, auquel Malick ose cinématographiquement se
mesurer. Le mal, en l'occurrence la guerre, est le signe que
l'homme a brisé l'unité du monde et s'est livré
à la division. A l'origine, pourtant, l'unité
était possible. Ce n'est pas un hasard si le cinéaste
débute son film par une longue séquence rousseauiste
où l'on voit le soldat Witt ( James Caviezel) partager
la vie d'une tribu de pêcheurs mélanésiens,
en parfaite harmonie avec le monde. Le mal, c'est donc la
perte de l'un ; le film répète le mythe de la
Genèse et de la Chute et se place sous le signe du
paradis perdu, un thème profondément américain.
Pour autant, la question du mal ne saurait se réduire
à une vision manichéenne. Il n'y a pas d'un
côté une nature bonne et harmonieuse, de l'autre
une histoire mauvaise et violente. Ainsi, du point de vue
de Witt , la nature renvoie à un souverain bien. Mais
du côté du colonel (Nick Nolte) elle correspond
à un univers dur et cruel . Au capitaine trop sensible
qui lui a désobéi en refusant d'envoyer ses
hommes à une mort certaine, il désigne au loin
des lianes envahissant tout sur leur passage et donne un modèle
naturel à la guerre, celle-ci n'étant que la
continuation humaine de la nature.
Ainsi le monde que donne à voir Malick est placé
sous le signe de l'ambivalence, lieu conjoint de discorde
et d'harmonie. Sans doute faut-il voir là la loi secrète
qui gouverne la composition de The Thin Red Line :
une dialectique du fragment et du tout.
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En effet, si le mal,
en tant que principe de division, est le problème philosophique
central du film (par le biais de la voix-off de Witt, la question
sera posée : d'où vient le mal ? Comment expliquer
sa présence sur terre ?), c'est qu'il pose la relation
paradoxale et impossible entre l'Un, le Principe et la diversité
de ses manifestations, de ses formes.
Revenons à la nature. L'admirant sous l'une de ses
facettes (un couple de perroquets), Witt, encore lui, exprime
cette interrogation métaphysique : " Ou est le
Principe qui se manifeste sous des formes aussi diverses ?
" La nature est soumise à la loi du fragment.
Et le monde, chez Malick, apparaît comme un " échantillonnage
", les gros plans d'animaux pouvant être considérés
comme des échantillons prélevés au tout
de la nature.
Cette dialectique du fragment et du tout régit le système
narratif du film. Malick a recours à une construction
polyphonique : un enchevêtrement de voix-off des divers
personnages. Procédé complexe et très
littéraire qui fait penser moins au roman (succession
de points de vue à la Faulkner) qu'au poème
(le chant polyphonique à la Whitman).
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