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Mulholland Drive (c) D.R. PRETTY FIFTIES
Les bandes originales de films
de David Lynch
Par Sylvain MILLIOT



Plonger dans les bandes-son de David Lynch, c'est se confronter à une récurrence : le désir de faire revivre le monde musical des années 50.

Combien sont-ils les cinéastes qui ont su faire de la bande-son un élément dramatique de leur oeuvre, un réel facteur structurel, un pendant de l'image ? Jetons les noms : Jarmusch, Hitchcock, Wenders, Godard, Lynch, pour une large part et quelques autres dans une certaine mesure, Tati, Kurozawa, Minelli, avec en vis-à-vis des films emblématiques de la question, Ghostdog, Der Himmel über Berlin, Mon oncle, The Bandwagon, Histoires du Cinéma et bien d'autres qui seraient du plus bel effet dans une cinémathèque portative.

Chez Lynch, la question du son au cinéma est cruciale sinon décisive, pour toute une partie de ce qui a déjà été fait au cinéma, mais aussi pour ce qui reste à faire. Dès Eraserhead, il impose une démarche sonore qui à l'époque déjà était plus proche des expériences de musique expérimentale que de l'habillage musicale dont Hollywood avait posé les canons. Aujourd'hui seuls peut-être les frères Quay restent dans leurs productions, familiers de l'esprit qui animait alors Eraserhead.

  Eraserhead (c) D.R.

Ce qui frappe dans Eraserhead et qui reste à jamais comme une empreinte, c'est le murmure incessant de l'usine, fond sonore basse fréquence, qu'on retrouvera plus tard - ce que Lynch lui-même appellera drones (parasites, bourdonnements, bruitages) envahissant tous ses films ultérieurs. Le plus souvent les drones apparaissent pour donner l'impression que des choses insoupçonnées s'agitent en profondeur sous les apparences : c'est le grouillement d'insectes sous le gazon du début de Blue Velvet, le surgissement du visage blanc du Mystery Man sur le visage de Patricia Arquette dans Lost Highway, ou de manière magistrale, l'effroi provoqué par l'apparition du clochard au visage noirci derrière le mur dans Mulholland Drive. Dans cette séquence où un homme revit son cauchemar dans la réalité, Lynch utilise une lente progression sourde de cordes et de percussions qui mène à un climax très bref, sorte de torsion du tissu orchestrale, qui plaquée sur l'image furtive du visage déploie toute l'angoisse et l'effet de terreur voulus, sans pour autant user de l'artillerie lourde propre au cinéma d'épouvante. Chez Lynch au contraire, l'épouvante naît souvent du mariage intime entre une matière sonore traitée à l'économie, vrillée de crépitements sourds, de fréquences graves et légèrement saturées, et d'une image archi simple malgré son luxe et son apprêt lustré voire glacé. Il faut dire qu'il a su trouvé en Badalamenti l'orchestrateur idéal pour mettre en musique ses lumières et sa photo ultra sophistiquées. Comme si l'image de Lynch, faite d'espaces réglés au cordeau, au décorum si policé (presque jusqu'au design) trouvait dans les séquences aérées de Badalamenti sa meilleure mise en perspective. En dehors des drones dont Lynch s'arroge seul la réalisation, la bande-son lynchéenne repose sur des plages orchestrales au classicisme fantasmé ou les restes d'un Jazz post-moderne vaguement cosmétique, tous composées par Badalamenti.

Dans Mulholland Drive, le thème central aux accents malhériens est le thème de Rita, la face sombre du film, alors que celui de Betty, éclairé et radieux comporte malgré tout la touche de désespoir qui est la marque de sa nécessaire déchéance.
Car chez Lynch, la perte, la chute et le néant, ne sont jamais bien loin, au détour d'un angle de mur, d'une arabesque de cordes ou d'une bossa de Jobim (voir Lost Highway). C'est le cas dans Twin Peaks où le thème de Laura Palmer était déjà grevé de tous les malheurs en souffrance. Lynch reste ainsi fidèle à une vieille conception qui tient autant de l'opéra que du cinéma, celle d'associer à des personnages forts leur propre thème musical. Il inscrit ainsi la musique au cœur même du drame. Combinant travail sonore et plages musicales, il peut utiliser ainsi le son comme il le désire, agissant directement sur la mémoire du spectateur et créant une mémoire collective et mythique.