Etrange comme la fin décembre sonne
souvent l'alarme d'un bilan : l'année lentement s'achève sous
l'épée journalière de Damoclès, et les dates fatales se bousculent
au portillon du qui mieux mieux. Ainsi le 2 septembre 2001,
vers 20h45. La première image d'un film sur Arte, dans le cadre
d'une soirée Théma sur la marche. Un champ labouré par
un tracteur, avec en arrière-plan de vagues collines et en premier
plan, deux arbres fouettés par le vent d'une saison automnale.
De la fumée sans feu aussi, mais de la fumée tout de même :
quelque chose brûle quelque part, hors champ. Un quatuor de
cordes déchire l'ambiance champêtre. La fiction s'élance, déchirée
par le réel qui revient, plus fort que tout. Le film est dédié
à Nathalie Sarraute, il s'appelle Sans toit ni loi. |
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" Il me semble qu'elle venait
de la mer " : en présentant Mona Bergeron
ainsi, Agnès Varda ne savait pas qu'elle créait
la cousine lointaine d'Amélie Poulain, prenant ainsi
le contre-pied de Jean-Pierre Jeunet seize ans plus tôt,
à l'instar de la voix off malicieusement incarnée
par André Dussollier. Amélie Poulain, elle,
possède une généalogie présente,
une enfance radieuse et cocasse, même si solitaire et
frappée par un deuil. Elle finit presque logiquement
par saffranchir en partant
rejoindre la Capitale
et un travail fixe. Mona, elle, ne présente pas de
passé, pas de lien, et part pour partir. Elle choisit
la liberté, la vraie, la pure, la dure, celle de la
route. Elle est insaisissable dans l'absolu qui l'accueille.
Et l'absolu, ça tue. Souvent. Amélie Poulain,
elle, n'est pas saisie et vit dans le relatif, toute la nuance
s'expose dans ses grands yeux qui cherchent leur bonheur en
faisant celui des autres, histoire de. Avec Amélie
Poulain, c'est toujours histoire de. Avec Mona Bergeron, il
n'y a pas d'histoire. Juste de l'instant, incisif, en équilibre
sur l'arête tranchante d'un quotidien qui ne se répète
presque jamais. Ne se répétant pas, il n'a pas
besoin d'être changé. Amélie vit dans
une répétition régulière, elle
sent le besoin de le changer. Il y a comme de la révolution
chez ces deux personnages, mais à des degrés
différents. Ou plutôt selon des variations vitales.
D'un film à l'autre, les personnages s'interpellent.
Le temps n'empêche pas ses rencontres, au contraire,
il semble les provoquer, l'air de rien. Amélie
Poulain ne savait pas que Mona Bergeron l'attendrait au
tournant des sociétés. Non, " Au
tournant des sociétés " n'est pas
l'enseigne d'un café ou d'une brasserie, non, c'est
juste l'indice d'un virage où le réel freine
en braquant pour éviter le platane de la fiction,
platane qui n'est pas si illusoire que ça, et qui
n'attend que ça d'ailleurs, le dérapage en
mort majeure.
Et d'une fiction à l'autre, les échos s'inversent
dans le croisement des phares, tout en s'identifiant :
Amélie et Mona croisent toutes les deux des existences
humaines dont elles influencent la trajectoire. À
chaque fois, des révélations : elles font
soit le bien, soit le vrai autour d'elles. Amélie
fait l'ange (purificateur) à sa manière, et
qui fait l'ange fait la bête, c'est bien connu. Il
y a de l'angélisme chez elle, c'est indéniable,
et même si ce désir de pureté part d'un
bon sentiment, les réalités de la nature humaine
n'en sont pas moins absentes quand le film se termine. Qu'on
sorte du cinéma ou qu'on éteigne sa télévision,
la cruauté ambiante et masquée nous attend,
le pied ferme. Elle arrachera le paquet de sucreries de
nos mains qui s'étaient ragaillardies, et le besoin
de nouvelles douceurs poussera certains à fuir de
nouveau dans la fiction. Cela dit, quelques douceurs dans
ce monde de brutes ne peuvent pas faire de mal (" Tâchons
d'être heureux, au moins pour montrer l'exemple ",
conseil d'optimiste).
En revanche, Mona retrouve un instinct presque bestial dans
sa pérégrination et de ce fait devient un
ange de liberté, une figure qui montre le visage
de cette cruauté pour mieux l'affronter. Elle frôle
la brûlure de l'absolu, quitte à chuter dans
l'ultime fossé, en effrayant parfois les autres au
passage.
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