Le personnage de Stéphane Freiss
dira : " Elle me fait peur parce qu'elle me
dégoûte ". Amélie, de son côté,
ne dégoûte personne, mais mord tout de même
la poussière de son plancher domestique, où
la saleté se trouve toute relative. Elle y couve une
poésie de la solitude urbaine, faussée par le
jeu des uns contre les autres, ce qui lui permet d'illuminer
l'illusion vivante de son bonheur à venir, grâce
à la course-poursuite de l'amour qui s'achève
sur une fin joyeuse. Alors que la fin de Mona est un parachèvement
total au bout d'une opiniâtreté farouche, comme
un effort de vivre volontairement décidé puisant
dans un certain optimisme latent. Chez Mona, que du présent.
Et autant dire que l'absolu se cache dans le présent,
pas dans le conditionnel douillet du fantasme amoureux. Un
fantasme à la brûlure aussi tranchante que le
quatuor de cordes griffant par saccades la fin de Sans
toit ni loi, certes, mais le fantasme a besoin du réel
pour crédibiliser sa présence au monde, surtout
celui de l'image. La réalité, poétisée
selon le regard de l'artiste, donne le la. Le spectateur,
au sortir de ces deux films, sentira cette aspiration au bonheur,
mais après avoir vu deux de ces visages possibles :
cet " élan d'amour, comme un désir
d'aider l'humanité entière [qui] nous submerge ",
nous appelle, car nous sommes directement pris à partie
dans ces deux films de type " biographique " :
Amélie fait de nous cet aveugle qu'elle guide jusqu'à
l'entrée du métro, nous prenant par la main
en nous prenant à témoin par le biais de son
regard complice et séducteur, alors que Mona ne nous
regarde jamais, contrairement aux personnages qu'elle croise
et qui nous regardent, nous prenant aussi à témoin,
dans une sorte de décalage surréaliste. Mais
les pistes se troublent soudainement : qu'elles s'appellent
Mona ou Amélie, ces deux héroïnes portent
en elles à la fois l'exemple et le contre-exemple,
le bonheur et la souffrance, notamment grâce à
la tonalité ingénieuse des deux histoires qui
présentent aussi bien les défauts que les qualités
de ses personnages.
Et si Sans toit ni loi était aussi poétique
que Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain ?
Et si tous deux étaient aussi poétisants
l'un que l'autre, à bien y regarder ? L'esthétique
de l'image et de la mise en scène chez Jeunet montre
directement cette fantaisie qui éclaire le chemin
narratif, alors que chez Varda la lumière vient d'ailleurs,
elle vient de l'intérieur de son esprit, notamment
par les jeux de mots que les situations lui inspirent :
" Le type qui m'a posée m'a dit qu'il
y a des bergers qui pouvaient m'héberger.
- ça te fait rire, ça rime
- Très facilement. "
Ou bien, vers la fin du film, quand Mona doit partir de
chez Tante Lydie où Yolande (Moreau, qui joue aussi
dans le film de Jeunet !) lui avait prêté
son tablier de domestique :
" C'est dommage, la vieille m'avait à
la bonne. Mais la bonne veut pas. La bonne m'a pas à
la bonne. "
La poésie, ou plutôt l'effet poétique,
qui expose l'instinct génésique du réalisateur,
est radicalement présent dans ces deux destins. Mais
les deux, à leur manière, sont des cris muets
face à la société qu'ils reflètent.
Amélie semble moins malheureuse que Mona, mais attention
aux apparences : qui dit que Mona ne trouve pas son bonheur
dans l'insouciance qui guide sa liberté ?
" Je te cherche ",
voilà ce que doit se répéter inconsciemment
Mona, et ce que se répète consciemment Amélie.
Celle-ci cherche l'amour, le traque même, avec un
certain humour. Seulement, son action se déroule
intra-muros. Plus qu'à l'intérieur de la ville
même, à l'intérieur de sa timidité,
cette peur d'affronter le réel. Mona avance dans
la violence du réel, en dehors des villes qu'elle
ne fait que traverser, en incarnant la précarité
du passage humain. Mona évolue dans l'espace sauvage
du monde, sans qu'on sache ce qu'elle cherche avec son humeur
à fleur de peau. Pourtant elle cherche. Voyager est
une sorte d'initiation et par là une sorte de recherche.
Le voyage est cette recherche elle-même peut-être,
au prix d'une clandestinité qui ne choisit pas sa
saison, mais la route. Et sur la route il y a toujours quelqu'un,
les deux films nous l'affirment, que ce soit par un final
à deux en mobylette, ou par un plan muet qui montre
un homme respirant une écharpe rouge et relevant
le visage, ému par le vestige d'un ange, un plan
muet qui parle plus qu'on ne le pense, au creux de son éloquente
suggestivité.
Titre : Sans toit ni loi Réalisatrice :
Agnès Varda Scénario : Agnès
Varda Interprètes :
Sandrine Bonnaire, Macha Méril, Stéphane
Freiss, Yahiaoui Assouna, Joël Fosse, Marthe
Jarnias Direction Photo : Patrick
Blossier Musique : Joanna Bruzdowicz Production : Ciné-Tamaris,
Films A2 Durée : 1 h 45