A l'occasion d'une discussion sur Loft Story lors d'un
forum consacré au cinéma que j'anime régulièrement
sur Internet (cinelycee.com), j'ai pu entamer une analyse de
certaines dimensions de l'image et du lien social telles que
les révélait cette émission. Elle provoque
et nourrit la présente réponse, laquelle se veut
moins une critique qu'un écho quelque peu décalé.
Convaincu par l'argumentation de Jean-Pierre Esquenazi (1),
j'aimerais compléter son propos par quelques remarques
sur le statut du semblant dans Loft Story. En effet,
ce n'est pas parce que les téléspectateurs savent,
bien sûr, distinguer fiction et vérité,
et sont conscients du caractère artificiel de l'émission,
que ne se pose pas la question du leurre de l'image déployé
par Loft Story. Sans être un documentaire, Loft Story
se donne pour une non-fiction (et c'est ici le refus qui compte)
: " c'est ça de vrais jeunes ", qu'on s'en extasie, ou
qu'on s'en indigne. Précisons alors quelques points concernant
la prétention à la vérité mise en
jeu ici, le fantasme qui soutient l'image, et enfin le type
de lien construit à partir du Loft. |
AUTISME DE L'IMAGE
D'abord, après avoir souligné le caractère
artificiel de l'émission - appartement sans contraintes
sociales, coupé du monde, etc., " délié
" - qui ne saurait générer une vérité
sociale, il faut insister sur l'effet de la mise en images.
Les lofteurs sont regardés : or se savoir regardé
rend les gens poseurs. Et, surtout, du fait qu'ils n'ont aucun
retour sur leur image, ces gens vivent bien davantage dans
le semblant que quelqu'un qui, simplement, dans une situation
réelle, adresserait son image à un autre, et
ainsi la corrigerait et la rectifierait à mesure des
échos qu'il en reçoit...
Ni voyeurisme ni surveillance : un fantasme et son leurre
Le dispositif d'images du Loft, fondé sur l'absence
de metteur en scène, se soutient de la croyance qu'on
peut tout voir (ce qui n'a rien à voir avec le voyeurisme,
en effet ; Serge Tisseron en donne une démonstration
dans L'intimité surexposée, Ramsay, 2002). Or
un invisible de principe appartient à la structure
du visible : le dos d'une chaise, je ne le vois pas ; ce que
tu vois, je ne le vois pas... Le visible est toujours troué
d'un invisible dont on ne saurait faire l'économie
lors de la monstration du visible, à moins de le travestir.
" On ne peut pas tout montrer " n'est pas une impossibilité
éthique, du genre "il ne faut pas montrer des tortionnaires,
c'est mal, etc.", mais une impossibilité ontologique
: dans la mesure où le visible comporte par essence
de l'invisible, montrer le visible exige de respecter un invisible.
Par conséquent si je montre certaines choses, il en
résultera en réalité du semblant, comme
ce qui arrive à ceux qui reconstituent Auschwitz au
cinéma, et comme avec Hiroshima mon amour Resnais voulut
le démontrer par l'absurde. Le fantasme de tout montrer
(" 24 heures avec... ") se retourne en son contraire, la production
d'un total semblant. Ce en quoi, sans suspecter malice de
la part de ses promoteurs ou bêtise du côté
des spectateurs, il y a bien un leurre de Loft Story.
STARS MINIMALES : LE LOURD LABEUR D'ETRE
|
|
|
|
Le " tout " du " tout voir " s'adresse à " n'importe
qui ". Envers du narcissisme contemporain : il suffit d'exister
pour être digne d'être vu, de " rester soi-même
". A l'état d'impératif, cette injonction rappelle
le " soyez naturel " adressé à quelqu'un qu'on
prend en photo : cela induit tout le contraire. Dans le Loft
les habitants ne font rien mais sont eux-mêmes, comme
si précisément, il y avait une " essence " de
l'individu en dehors de ses liens et interactions sociales...
Cela rappelle la starification actuelle des mannequins : il
n'y a besoin de rien pour être célèbre,
et ici, même pas d'être quelque chose comme "très
beau", tels lesdits mannequins. Il suffit d'être. Voilà
qui relève sans doute de la même transformation
des affects sociaux qu'une écriture comme celle de
Christine Angot. Et, à la différence des émissions
" dévoilantes " dont parle Jean-Pierre Esquenazi, le
principe est ici que rien d'"anormal " socialement n'arrive
aux personnages (d'où un casting inverse de celui de
Mireille Dumas). Le caractère non-sensationne des personnages
garantit l'identification (on se trouve effectivement aux
antipodes du voyeurisme, type tabloïds, où le
désir de voir se soutient d'un" ils ne sont pas comme
nous ").
|