Annuaire boutique
Librairie Lis-Voir
PriceMinister
Amazon
Fnac

     

 

 

 

 

 
Loanna - Loft Story (c) D.R. LOFT STORY
Mon prénom est une image
Par Philippe HUNEMAN
de l’équipe de Cinélycée.com



A l'occasion d'une discussion sur Loft Story lors d'un forum consacré au cinéma que j'anime régulièrement sur Internet (cinelycee.com), j'ai pu entamer une analyse de certaines dimensions de l'image et du lien social telles que les révélait cette émission. Elle provoque et nourrit la présente réponse, laquelle se veut moins une critique qu'un écho quelque peu décalé. Convaincu par l'argumentation de Jean-Pierre Esquenazi (1), j'aimerais compléter son propos par quelques remarques sur le statut du semblant dans Loft Story. En effet, ce n'est pas parce que les téléspectateurs savent, bien sûr, distinguer fiction et vérité, et sont conscients du caractère artificiel de l'émission, que ne se pose pas la question du leurre de l'image déployé par Loft Story. Sans être un documentaire, Loft Story se donne pour une non-fiction (et c'est ici le refus qui compte) : " c'est ça de vrais jeunes ", qu'on s'en extasie, ou qu'on s'en indigne. Précisons alors quelques points concernant la prétention à la vérité mise en jeu ici, le fantasme qui soutient l'image, et enfin le type de lien construit à partir du Loft.

AUTISME DE L'IMAGE

  Jean-Edouard - Loft Story (c) D.R.

D'abord, après avoir souligné le caractère artificiel de l'émission - appartement sans contraintes sociales, coupé du monde, etc., " délié " - qui ne saurait générer une vérité sociale, il faut insister sur l'effet de la mise en images. Les lofteurs sont regardés : or se savoir regardé rend les gens poseurs. Et, surtout, du fait qu'ils n'ont aucun retour sur leur image, ces gens vivent bien davantage dans le semblant que quelqu'un qui, simplement, dans une situation réelle, adresserait son image à un autre, et ainsi la corrigerait et la rectifierait à mesure des échos qu'il en reçoit...

Ni voyeurisme ni surveillance : un fantasme et son leurre Le dispositif d'images du Loft, fondé sur l'absence de metteur en scène, se soutient de la croyance qu'on peut tout voir (ce qui n'a rien à voir avec le voyeurisme, en effet ; Serge Tisseron en donne une démonstration dans L'intimité surexposée, Ramsay, 2002). Or un invisible de principe appartient à la structure du visible : le dos d'une chaise, je ne le vois pas ; ce que tu vois, je ne le vois pas... Le visible est toujours troué d'un invisible dont on ne saurait faire l'économie lors de la monstration du visible, à moins de le travestir. " On ne peut pas tout montrer " n'est pas une impossibilité éthique, du genre "il ne faut pas montrer des tortionnaires, c'est mal, etc.", mais une impossibilité ontologique : dans la mesure où le visible comporte par essence de l'invisible, montrer le visible exige de respecter un invisible. Par conséquent si je montre certaines choses, il en résultera en réalité du semblant, comme ce qui arrive à ceux qui reconstituent Auschwitz au cinéma, et comme avec Hiroshima mon amour Resnais voulut le démontrer par l'absurde. Le fantasme de tout montrer (" 24 heures avec... ") se retourne en son contraire, la production d'un total semblant. Ce en quoi, sans suspecter malice de la part de ses promoteurs ou bêtise du côté des spectateurs, il y a bien un leurre de Loft Story.

STARS MINIMALES : LE LOURD LABEUR D'ETRE

Jean-Edouard - Loft Story (c) D.R.

Le " tout " du " tout voir " s'adresse à " n'importe qui ". Envers du narcissisme contemporain : il suffit d'exister pour être digne d'être vu, de " rester soi-même ". A l'état d'impératif, cette injonction rappelle le " soyez naturel " adressé à quelqu'un qu'on prend en photo : cela induit tout le contraire. Dans le Loft les habitants ne font rien mais sont eux-mêmes, comme si précisément, il y avait une " essence " de l'individu en dehors de ses liens et interactions sociales... Cela rappelle la starification actuelle des mannequins : il n'y a besoin de rien pour être célèbre, et ici, même pas d'être quelque chose comme "très beau", tels lesdits mannequins. Il suffit d'être. Voilà qui relève sans doute de la même transformation des affects sociaux qu'une écriture comme celle de Christine Angot. Et, à la différence des émissions " dévoilantes " dont parle Jean-Pierre Esquenazi, le principe est ici que rien d'"anormal " socialement n'arrive aux personnages (d'où un casting inverse de celui de Mireille Dumas). Le caractère non-sensationne des personnages garantit l'identification (on se trouve effectivement aux antipodes du voyeurisme, type tabloïds, où le désir de voir se soutient d'un" ils ne sont pas comme nous ").