L'ENTREPRISE QUI N'ENTREPREND RIEN
N'étant pas exactement inactifs,
ces jeunes gens se sacrifient (" s'éliminent ") les
uns les autres. Tel est l'enjeu de leurs relations, enjeu
toujours dénié, puisque par principe celui qui
reconnaît l'enjeu et le montre par un comportement de
type "je suis là pour virer les autres", se fera justement
éliminer... On notera, après l'école
d'Alain Ehrenberg, comment l'émission reproduit, en
" délié ", la logique entrepreneuriale, où
convivialité et compétition passent continuellement
l'une dans l'autre. Plus exactement, longtemps le sport a
représenté l'idéal démocratique
de récompense égalitaire des mérites
(cf. Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy,
1991) ; or, aujourd'hui, d'un côté les relations
sont personnalisées à l'extrême jusque
dans le monde du travail, et chacun est censé valoir
uniquement pour ce qu'il est plutôt que pour ce qu'il
fait (puisque " l'être " est unique tandis que le "
faire " est social et routinier), alors que d'un autre côté
l'allongement des chaînes de conséquences et
de responsabilités dans la société technologisée
implique qu'on ne sait pas très bien pourquoi ce qui
arrive nous arrive. Alors, une émission en laquelle
les gratifications semblent aléatoires et s'adressent
avant tout à l'être (et même selon cet
aléatoire suprême qu'est l'affectif : " Loana
nous émeut ", " Jean-Edouard nous énerve "),
représentera exactement cette réalisation imaginaire
de l'égalité que fut le sport pour l'idéal
démocratique des périodes précédentes.
(Sur l'écart entre le mérite et la gratification,
ainsi que sur la métaphore entrepreneuriale, on retrouvera,
dans la pente sadique, l'autre émission récente
à succès : Le maillon faible.)
RETOUR SUR LA SOCIETE DES PAIRS : OU
L'ON VOIT LE SEMBLANT DE LIEN FAIRE LIEN
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Indice de cette réduction à
la soi-disant essence individuelle du sujet : les personnages
ne sont que des prénoms. En cette absence de nom de
famille transparaît le rêve d'individus totalement
individualisés, par conséquent sans filiation.
Loft Story, ce sont des personnages absolument sans
parents, sans histoire, qui doivent, justement, repartir de
zéro pour créer des liens (des stratégies
d'alliance : "qui aime qui ?", mais au rythme irréel
des sitcoms, c'est-à-dire que les couples et les amitiés
se font et se défont à très grande vitesse,
ce qui est la négation même de ce qu'est le temps
comme durée, à savoir la maturation lente selon
laquelle quelque chose se fait ou se défait vraiment).
Tisseron rappellera néanmoins : société
sans père, mais avec le regard omniprésent de
la mère. Société de frères ou
de " pairs ", comme le remarquent Esquenazi et Tisseron. Par
conséquent, l'émission se regarde en famille
: le semblant de famille du Loft fait lien dans les vraies
familles (on en discute, etc.). Télé Z disait
même au premier degré : "le Loft, c'est une famille
en or". Disons qu'il expose un imaginaire de la famille au
moment même où les liens de l'individuation et
de la filiation sont remarquablement troublés, tendus,
brouillés... Le fait que cet imaginaire soit si contradictoire
qu'il ne tienne pas une seconde debout n'affecte en rien la
réalité, ni son image, d'où, d'ailleurs,
la rapide disparition de presque tous les personnages du Loft
hors de la vie publique réelle.
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1) Dans un article à paraître
de la revue Médamorphoses, le sémiologue
et sociologue Jean-Pierre Esquenazi soutient que
le succès de Loft story tient à
ce que l'émission représente une
sphère de " déliaison " du lien
social ordinaire - à l'instar des situations
de clubs de vacances, etc. -, et qu'en ce sens
les spectateurs ne sont ni voyeurs ni manipulés
; ils sont en effet conscients, à la suite
d'une longue tradition télévisuelle
de feuilletons et de reality-shows, du côté
ludique et artificiel de ces images.
Philippe
Huneman : professeur de philosophie, épistémologue
(CNRS - REHSEIS), il est auteur de Sciences de
la nature et sciences de l'homme (Ellipses 2001)
et Bichat, la vie et la mort (PUF 1999). Il collabore
au site Le quai des images et à celui de
cinelycee.com.
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