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Sauvage Innocence (c) D.R. SAUVAGE INNOCENCE
de Philippe Garrel
Par Saad CHAKALI


" A cette heure tardive, il est encore assis sous sa lampe, scrutant les profondeurs de la vérité : un trop grand désir de connaissance est une faute ; et une seule faute peut engendrer tous les vices "
(Gotthold Ephraïm Lessing, Faust, in Lettres sur la littérature moderne, 1759)

LE CINEMA POSSEDE

La vie de Philippe Garrel est un roman écrit en cinématographe. Et quel chemin celui-ci a parcouru ces douze dernières années, depuis l’anecdote autobiographique directe, comme novellisée par son transfert sur grand écran, des Baisers de secours ", en 1989 jusqu’à l’ample élégie de l’immédiatement classique Vent de la nuit en 1999. S’il y a un cinéaste qui a pris au sérieux la célèbre expression d’Alexandre Astruc, " la caméra-stylo ", c’est bien l’auteur de Un ange passe en 1975.


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  Sauvage Innocence (c) D.R.

Après avoir traversé la couche d’ozone du cinéma commercial-narratif dès son premier film (son court-métrage de 1964, Les Enfants désaccordés, réalisé avec la certitude de ses seize ans) pour créer dans les hautes et désertiques solitudes d’une inspiration résolument marginale de véritables ovnis cinématographiques, pour la plupart invisibles, en quête du Berceau de cristal (1976) de leurs origines (Lumière, le surréalisme, Artaud, Bataille, et De Staël évoqué pour son suicide dans un des dialogues du film), Garrel avec L’Enfant Secret en 1983 est revenu sur Terre et de la folie, pas indemne mais vivant. Image godardienne (la couche d’ozone de Sauve qui peut (la vie) en 1980, la place sur la Terre de Soigne ta droite en 1987) qui sied comme un gant à un cinéaste qui a toujours considéré Godard comme son maître. Et depuis plus de dix ans, aidé en cela fidèlement par le romancier Marc Cholodenko (et depuis Le Vent de la nuit, par la scénariste et ex-femme de Pialat, Arlette Langmann), Garrel revient sur sa propre histoire, ses propres ruines biographiques afin de comprendre ce qui a bien pu se passer tout le temps d’une vie vécue en somnambule du présent, ce qui a bien pu arriver à lui et à tous ses amis qui ne sont plus aujourd’hui, emportés par les reflux de la révolution (Guy Debord dont une page de Panégyrique est recopiée de la main de François, le héros cinéaste de Sauvage innocence), de l’art (l’actrice Jean Seberg, le cinéaste Jean Eustache) et par le naufrage des drogues (la chanteuse Nico). Sauvage innocence est un film orphelin, non de la génération d’avant, celle des pères, mais de sa propre génération, drame horizontal d’un film dont la chute brutale – sa fin – laisse le spectateur orphelin lui aussi, comme sur le carreau d’un récit insoupçonnable et plus tragique qu’il ne pouvait l’imaginer.

Animé de la même mélancolie que Romain Goupil au moment de Mourir à trente ans  en 1983, Garrel est comme lui, irrésolu à faire le deuil définitif des disparus d’après mai 68, comme de l’époque elle-même, quand en plus il faut porter l’écrasante responsabilité (qui se double d’une culpabilité de simplement vivre, comme s’il s’agissait d’une trahison envers les morts, de la vie envers la mort) de demeurer vivant malgré tout. En images et en sons, il écrit ainsi le témoignage ressassant (cf. Deuil et Mélancolie de Freud), à jamais à venir (" Ainsi l’on vit deux fois. Ainsi l’on se garde de l’oubli et du désespoir de n’avoir rien à dire ", Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Folio, 19, p. 254-255) d’une vie regardée quand elle n’est plus en soi mais hors soi, objet d’une contemplation questionnante et maladive, à jamais inachevée, in-finie.