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Mourir à trente ans (c) D.R.

Nouveau chapitre d’un journal de bord existentiel et sublimé en fiction cinématographique devenue autonome de ses référents du réel, Sauvage innocence est le lieu où s’ébattent au présent les fantômes du passé, ceux revenant d’après la Catastrophe initiale qui ne cesse de durer : la mort permanente du côté des vivants de ceux qui sont morts une fois pour toute. " L’écrivain a beau savoir qu’il ne peut revenir en deçà d’un certain point sans masquer, par son ombre, ce qu’il est venu contempler : l’attrait des sources, le besoin de saisir en face ce qui toujours se détourne, le souci enfin, de se lier à la recherche sans se préoccuper des résultats, est plus fort que les doutes, et d’ailleurs les doutes eux-mêmes nous poussent plutôt qu’ils ne retiennent. Les tentatives poétiques les plus fermes et les moins rêvées de notre temps n’appartiennent-elles pas à ce rêve ? " (M. Blanchot, id., p.259).

C’est une biographie récalcitrante affrontant sa propre formulation comme autant d’éclats de fictions rêvées et qui n’est pas si éloignée des expériences littéraires de Leiris ( L’Age d’homme ) ou Paulhan (" Un livre peut-il être l’équivalent d’une initiation, secret compris ? " écrivit-il à Francis Ponge le 16 octobre 1941) que l’entreprise garreliennne. Et, par les strictes vertus de la représentation cinématographique (durée palpable et sens de la vibration des plans et dans le plan, jeu ralenti et corps alourdis des acteurs, noir et blanc transcendant fantastiquement le réel et distanciant le propos, mais aussi une musique absolument anti-illustrative – les accords expressifs de piano comme au temps du muet du musicien Jean-Claude Vannier font suite à ceux plus abstraits de John Cale lors des films précédents – qui n’accompagne pas seulement les images mais les regarde également, les commente comme pourrait le faire plus classiquement une voix-off, les caressant ou les heurtant par la ponctuation participante de ses notes), l’écriture blanche, anti-spectaculaire de Garrel donne en partage au spectateur, par une opération magique de révélation (Le Révélateur, un film muet au titre parlant de 1968) qui nécessite un temps certain de repos (le temps de l’œuvre pour que celle-ci revienne réveillée, comme éclairée par la conscience de ce dormeur éveillé qu’est le spectateur), ce poids de mémoire souffrante au moment de son affranchissement, c’est-à-dire un récit à la troisième personne du singulier des universels tourments de nos existences à jamais non-réconciliées avec leur histoire.

  Nanni Moretti (c) D.R.

Ce passage via l’exercice de la fiction puis de son nécessaire détachement, la projection cinématographique (littéralement, Garrel jette au devant de lui sur l’écran ce qui le serre au dedans de lui), sauve du narcissisme l’œuvre comme il protège de cette complaisante tendance du cinéma contemporain (cf. Woody Allen) les films de Nanni Moretti qui, lui, s’est directement confronté à la forme du journal intime. La différence entre Garrel et Moretti réside essentiellement dans le fait que le premier souhaite se guérir du passé pour mieux affronter le présent (si son cinéma a tout l’avenir du monde pour amplifier son projet esthétique, il ne s’intéresse que très peu au temps futur) quand le second désire guérir des peurs liées à l’avenir pour mieux, au présent, passer par les armes les fantômes du passé.

Garrel en incurable romantique qui semble toujours réaliser son dernier film, Moretti en angoissé contemporain qui a toujours l’air de réaliser son premier film, mais tous les deux restent vissés sur leur grand sujet, une guérison possible. La Chambre du fils, cette année, ne parlait que de cela quand, par ailleurs, des œuvres récentes telles que N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois en 1996, Fin août début septembre d’Olivier Assayas en 1998, Beau Travail de Claire Denis en 1999 ou encore La Traversée en 2001 de Sébastien Lifschitz, très garreliennes par l’esprit, portent toutes sur le motif même de la modernité et de son actualité : quel avenir pour la guérison ? Certitude concrète chez Moretti, incertitude fondamentale chez Garrel.