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Sauvage innocence
avec son titre à la Nicholas Ray (The Savage innocents est
le titre original des Dents du Diable en 1960, son
film sur les Esquimaux ; or il s’agit bien ici de glaces
éternelles et de diable comme on le verra) en repasse
par l’un des fils d’Ariane de l’œuvre, fil privilégié
qui, expressément de Elle a passé tant d’heures
sous les sunlights en 1985 à J’entends
plus la guitare en 1991 jusqu’au Vent de la nuit
il y a trois ans, n’est autre que la relation amoureuse et
orageuse entre Garrel et celle qui fut sa muse et son actrice
fétiche dans les films expérimentaux des années
70, la chanteuse d’origine allemande Nico. Fil a priori rompu
à la suite de la mort de cette dernière, frappée
d’un arrêt du cœur en tombant de vélo à
Ibiza, usée par la consommation excessive de drogues :
décès dont ne s’est jamais tout à fait
remis le cinéaste – fil d’autant plus incassable en
fait qu’il tire sa dureté d’acier de la mort elle-même
– bien qu’ils ne vivaient plus ensemble depuis quelques années
à cette époque.
Sauvage et innocent, Garrel désigne par ces deux termes
qui signent sa démarche de créateur l’avers
et le revers de l’étoffe dont sont faits ses films,
étoffe dont l’un des fils est, nous l’avons dit plus
haut, Nico, l’étoile polaire (d’où le titre
et son écho rayien), la Vénus (d’Ille) du cinéaste,
l’Etoile du berger permettant aussi au spectateur perdu dans
le dédale de l’œuvre de se guider, de s’orienter parmi
ses bifurcations et ses entêtements. Et l’Orient de
Garrel est en général l’Allemagne, traversée
par la voiture rouge de Daniel Duval dans Le Vent de la
nuit (la Hollande ici fait figure d’Allemagne décalée,
troublée par le biais de la fiction à l’intérieur
de la fiction). Bipolarité esthétique qui en
recoupe une autre, plus thématique : celle des
vivants et des morts qu’aucune ligne de démarcation
ne saurait dorénavant séparer (on retrouve Ray,
effectivement pas mort, en se souvenant du mot du héros
de Bitter victory, son film de guerre de 1957 :
" Je tue les vivants et je sauve les morts ").
Autrement dit, il s’agit de cinéma.
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Et ici, plus encore,
de cinéma dans le cinéma mais, à la différence
de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights,
pas sur le mode du patchwork à mi-chemin du documentaire
et de l’expérimentation, le film se regardant s’inventer
ou s’abîmer sous ses propres yeux, mais sur celui plus
classique du méta-film, de la mise en abyme frontalement
énoncée (ignorée, comme retardée,
par Les Baisers de secours et J’entends
plus la guitare alors que le personnage joué par
Garrel lui-même dans le premier film et par Benoît
Régent dans le second était cinéaste).
Pourtant Sauvage innocence n’est pas plus proche,
malgré ce que l’on aurait pu attendre, du Mépris
de Godard en 1963 que de La Nuit américaine
de Truffaut en 1973, puisqu'il ajuste ensemble l’intimité
suivie de son corollaire immédiat, la trahison (dans
le couple comme dans le cinéma lorsque les hommes en
amour ou les producteurs en finance se révèlent
être des escrocs), du premier, et les allers et retours
réel-fiction nourrissant, même mortellement,
le tournage d’un film et sa petite communauté passagère
de participants (acteurs, techniciens) du second.
Pourtant, si ces trois œuvres sont nimbées d’une mélancolie
prégnante, l’état profond de Melancholia
du film de Garrel n’est pas celui du film de Godard (le cinéma
classique qui s’en va à l’instar des Dieux qui ont
abandonné les Cieux, laissant désespérément
seul sur le rivage de son être l’homme) ni celui du
film de Truffaut (une certaine conception du cinéma,
collective, feuilletonesque, renoirienne mais surtout protégeant
des mauvaises rencontres du réel, conception au classicisme
quasi intenable désormais, et menacée à
l’ère de la rentabilité reine de devenir utopique,
fictive), même s’il partage nombre d’affinités
électives avec eux. Cette mélancolie est ailleurs,
dans la trahison ontologique, cette soustraction de la vie
réclamée par tout récit, que fait salement
subir le cinéma au réel : " Chaque
fois qu’on fait un film, c’est l’enfant qu’on n’a pas "
(Philippe Garrel, entretien des Cahiers du Cinéma
n°204, septembre 1968), dans le rapport " intolérable "
(idem) qu’il entretient avec la vie, autant dans La Concentration en
1968, qu’ici, 33 ans après. Quand le personnage de
Lucie, qu’interprète Julia Faure, meurt, elle meurt
deux fois dans un jump-cut, un raccord dans
l’axe qui joint son personnage avec celui de Pages arrachées
au journal de Satan de Dreyer en 1919, deux plans qui
réitèrent la violence de sa mort sacrificielle,
l’un pour le réel et l’autre pour la fiction (et le
cinéma et la mémoire de ses martyrs : Lucie
ne rappelle-t-elle pas, écroulée, la jupe obscènement
relevée en haut des cuisses, la Magnani de Rome,
ville ouverte de Rossellini en 1944 ?). A bout
de force, c’est une résistante de la vie qui a lâché
pour être absorbée par l’ombre du cinéma,
qui a passé tant d’heures sous les sunlights qu’elle
en est morte.
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