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Philippe Garrel (c) D.R.

Sauvage innocence avec son titre à la Nicholas Ray (The Savage innocents est le titre original des Dents du Diable en 1960, son film sur les Esquimaux ; or il s’agit bien ici de glaces éternelles et de diable comme on le verra) en repasse par l’un des fils d’Ariane de l’œuvre, fil privilégié qui, expressément de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights  en 1985 à J’entends plus la guitare  en 1991 jusqu’au Vent de la nuit  il y a trois ans, n’est autre que la relation amoureuse et orageuse entre Garrel et celle qui fut sa muse et son actrice fétiche dans les films expérimentaux des années 70, la chanteuse d’origine allemande Nico. Fil a priori rompu à la suite de la mort de cette dernière, frappée d’un arrêt du cœur en tombant de vélo à Ibiza, usée par la consommation excessive de drogues : décès dont ne s’est jamais tout à fait remis le cinéaste – fil d’autant plus incassable en fait qu’il tire sa dureté d’acier de la mort elle-même – bien qu’ils ne vivaient plus ensemble depuis quelques années à cette époque.

Sauvage et innocent, Garrel désigne par ces deux termes qui signent sa démarche de créateur l’avers et le revers de l’étoffe dont sont faits ses films, étoffe dont l’un des fils est, nous l’avons dit plus haut, Nico, l’étoile polaire (d’où le titre et son écho rayien), la Vénus (d’Ille) du cinéaste, l’Etoile du berger permettant aussi au spectateur perdu dans le dédale de l’œuvre de se guider, de s’orienter parmi ses bifurcations et ses entêtements. Et l’Orient de Garrel est en général l’Allemagne, traversée par la voiture rouge de Daniel Duval dans Le Vent de la nuit (la Hollande ici fait figure d’Allemagne décalée, troublée par le biais de la fiction à l’intérieur de la fiction). Bipolarité esthétique qui en recoupe une autre, plus thématique : celle des vivants et des morts qu’aucune ligne de démarcation ne saurait dorénavant séparer (on retrouve Ray, effectivement pas mort, en se souvenant du mot du héros de Bitter victory, son film de guerre de 1957 : " Je tue les vivants et je sauve les morts "). Autrement dit, il s’agit de cinéma.

  Sauvage Innocence (c) D.R.

Et ici, plus encore, de cinéma dans le cinéma mais, à la différence de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, pas sur le mode du patchwork à mi-chemin du documentaire et de l’expérimentation, le film se regardant s’inventer ou s’abîmer sous ses propres yeux, mais sur celui plus classique du méta-film, de la mise en abyme frontalement énoncée (ignorée, comme retardée, par Les Baisers de secours et J’entends plus la guitare alors que le personnage joué par Garrel lui-même dans le premier film et par Benoît Régent dans le second était cinéaste). Pourtant Sauvage innocence n’est pas plus proche, malgré ce que l’on aurait pu attendre, du Mépris de Godard en 1963 que de La Nuit américaine de Truffaut en 1973, puisqu'il ajuste ensemble l’intimité suivie de son corollaire immédiat, la trahison (dans le couple comme dans le cinéma lorsque les hommes en amour ou les producteurs en finance se révèlent être des escrocs), du premier, et les allers et retours réel-fiction nourrissant, même mortellement, le tournage d’un film et sa petite communauté passagère de participants (acteurs, techniciens) du second.

Pourtant, si ces trois œuvres sont nimbées d’une mélancolie prégnante, l’état profond de Melancholia du film de Garrel n’est pas celui du film de Godard (le cinéma classique qui s’en va à l’instar des Dieux qui ont abandonné les Cieux, laissant désespérément seul sur le rivage de son être l’homme) ni celui du film de Truffaut (une certaine conception du cinéma, collective, feuilletonesque, renoirienne mais surtout protégeant des mauvaises rencontres du réel, conception au classicisme quasi intenable désormais, et menacée à l’ère de la rentabilité reine de devenir utopique, fictive), même s’il partage nombre d’affinités électives avec eux. Cette mélancolie est ailleurs, dans la trahison ontologique, cette soustraction de la vie réclamée par tout récit, que fait salement subir le cinéma au réel : " Chaque fois qu’on fait un film, c’est l’enfant qu’on n’a pas " (Philippe Garrel, entretien des Cahiers du Cinéma n°204, septembre 1968), dans le rapport " intolérable " (idem) qu’il entretient avec la vie, autant dans La Concentration en 1968, qu’ici, 33 ans après. Quand le personnage de Lucie, qu’interprète Julia Faure, meurt, elle meurt deux fois dans un jump-cut, un raccord dans l’axe qui joint son personnage avec celui de Pages arrachées au journal de Satan de Dreyer en 1919, deux plans qui réitèrent la violence de sa mort sacrificielle, l’un pour le réel et l’autre pour la fiction (et le cinéma et la mémoire de ses martyrs : Lucie ne rappelle-t-elle pas, écroulée, la jupe obscènement relevée en haut des cuisses, la Magnani de Rome, ville ouverte de Rossellini en 1944 ?). A bout de force, c’est une résistante de la vie qui a lâché pour être absorbée par l’ombre du cinéma, qui a passé tant d’heures sous les sunlights qu’elle en est morte.