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Le Coeur fanôme (c) D.R.

Quand Maurice Garrel revient dans quelques plans de Sauvage innocence, alors que sa mort fictive, dans le même rôle (le père de l’artiste), scellait Le Cœur fantôme en 1996, on en repasse de nouveau par la comparaison avec Moretti pour avancer ceci : la mort du père une question du / au passé (il est déjà un spectre, toujours un ange qui passe) pour Garrel quand, pour Moretti, la mort de la mère dans La Messa e finita  en 1987 ou du fils, l’année dernière, est une question que l’on se posera demain. Ce passé qui revient dans le présent des plans des derniers films du cinéaste depuis dix ans est ce principe de dévoration, ce qui mine ces plans-mêmes (on pense ainsi à Faulkner). La neurasthénie affectant le cinéma garrelien et ses corps découle directement de cet état de fait-là. " On est toujours fatigué de quelque chose " disait Gilles Deleuze, et il s’agit toujours d’une fatigue du présent supportant un poids de passé qui ne passe pour ainsi dire jamais.

Tel Atlas, le plan garrelien est le support fragile où se lit le dépôt de cette action (les tics faciaux de Maurice Garrel, les taches de vieillesse de Michel Subor, celles de vin sur le visage de l’assistant réalisateur Marco), de cette pression invisible mais physiquement ressentie, par exemple lorsque, de manière assez antonionienne (l’ancien petit ami photographe de Lucie, Augustin, parle de partir en Patagonie comme un personnage de Deserto rosso en 1964), le plan devient flou à la suite de la sortie du cadre par un personnage en continuant de durer un peu plus que ce qu’il devrait. Flou du plan qui rend aveugles le cinéaste et le spectateur, comme une maladie de la perception qui est celle de ne plus voir un être qui puisse à lui tout seul redonner au monde sa visibilité, sa viabilité. Durée du plan qui rend malheureux quand le monde continue sans nous, même s’il n’est plus vu de nous, sans se soucier de nos passages, monde définitivement plus raccord avec notre regard, avec notre présence.

  L'Atalante (c) D.R.

Le cinéma garrelien semble n’en avoir jamais fini avec ses démons qui puisent leur immortelle actualité dans le présent des vivants (ce sujet brûlant qu’est la drogue auquel se confronte directement le cinéaste en montrant la chaîne mortifère qui se construit autour de l’héroïne). Le plan garrelien figure alors le lieu d’une interface par laquelle coexistent les morts et les vivants, d’une interzone où luttent âprement ceux-ci et ceux-là, quand les premiers prennent possession des seconds (le rêve de François – son interprète Mehdi Belhaj Kacem ressemble par ailleurs davantage à Eustache qu’à Garrel lui-même – où Carole, son ex-compagne et top-model décédée inspirée par Nico, le harcèle jusqu’à vampiriser dans le réel l’actrice Lucie censée incarner son personnage dans la fiction que tourne François). On n’est alors pas si éloigné du Styx traversé par Charon (ou de son appropriation japonaise lors d’une magnifique scène des Contes de la Lune vague après la pluie de Mizoguchi en 1953), quand Garrel est ce passeur naviguant le long de ses nappes filmiques (la Seine dans L’Enfant secret , la Méditerranée dans Le Vent de la nuit, les canaux hollandais ici), amenant son spectateur comme ses acteurs (et ses actrices surtout, les belles plantes qui ressemblent au départ aux modèles lumineux de Vermeer, Ingres ou Renoir pour finir, vidées, noircies, telles les femmes des tableaux de Redon et de Munsch, cadavres en sursis comme chez Manet), selon des mouvements natatoires privilégiés, en " voyage dans le jardin des morts ", comme l’indiquait un de ses films datant de 1978. Les travellings, combinés avec ces plans de vélo à Amsterdam pas amnésiques de la mort de Nico tombée de bicyclette, ont retenu la leçon de L’Atalante de Vigo en 1934 avec son couple séparé et trempé dans la sueur de nuits coupables et agitées et ce camelot en déséquilibre sur son vélo au bord de la Seine, ainsi que de toute l’école de l’eau française des années 20 et 30, L’Herbier, Epstein, Delluc ou Renoir.

Le lit du fleuve, Le Lit de la Vierge (1972), le lit du plan : le cinéaste prend cette image à bras le corps comme le transport, la métaphore de la manière par laquelle il envisage ses plans, ses images. Image dérivée d’André Bazin (le moulage et la nature ontologique du réalisme photographique), image empruntée par Serge Daney, le plan-lit garrelien a compris ceci : si les corps qui l’empruntent peuvent être vierges (de cinéma : Mehdi Belhaj Kacem qui par son non-professionnalisme – l’ami Léos Carax a un moment été pressenti – met à distance son personnage comme s’il le regardait et en était le premier étonné : cette interstice entre l’acteur et son rôle laisse la possibilité à l’histoire même de Garrel comme à la conscience du spectateur de s’infiltrer au cœur de la machine à fictions qu’est le film ; mais aussi Julia Faure et le personnage de Lucie que joue celle-ci), le plan-lit, lui, ne l’est jamais (voir l’amour de Garrel pour les scènes de lit, toujours pudiques et issues du cinéma de la Nouvelle Vague, notamment celui de Godard).