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Le Lit de la vierge (c) D.R.

Le premier plan du film articule ainsi en toute simplicité une diversité de sens qui, par leur entrecroisement (le plan-lit comme œuvre de couture, de broderie subtile), signe la pluralité et la coexistence des différents niveaux, non de lectures (le cinéaste demeure inébranlablement dans la modernité) mais de réalités et de temporalités. Ce plan en trois quart plongée sur une voie de chemin de fer en banlieue parisienne tient ensemble et entrelace les rails des travellings de cinéma, ceux qui permirent aux trains de déportés de finir à Auschwitz (le récit de la Hongroise Zsazsa, la copine en voie de zombification du producteur Chas interprété avec panache par Michel Subor, au sujet de son grand-père), enfin les rails d’héroïne que sniffent Zsazsa, puis Lucie, puis son ancien petit ami Augustin, peut-être déjà Chas.

En tout cas, c’est lui qui fournit dans les grandes largesses les doses de mort et, par la bague que Jaja met au doigt de Lucie, lance cette ronde infernale qui voit François manipuler Lucie, Chas manipuler ce dernier ainsi que Lucie et tout l’entourage du tournage, tels des cercles concentriques épuisant la vie jusqu’à ce " Death Camp " de John Cale dont les stridences accompagnent le plan final, noir comme un tombeau. Pour Garrel, le cinéma est à l’intersection : des petits et des grands récits, devant et derrière la caméra, du réel et de l’imaginaire, du rêve et de la réalité, du présent et du passé, de la vie et de la mort. D’où la présence récurrente et métonymique dans l’œuvre entière de bébés ou d’enfants, qui rappelle à quel point son cinéma est gros (c’est-à-dire enceint d’images, d’affects et de récits), à quel point le grain de ses plans (le 16 mm. gonflé en 35 a souvent été, dans la pauvreté qui a longtemps accompagné Garrel, la règle du jeu) dans la visibilité de son mouvement manifeste la réalité de cette grossesse (cf. la citation des Cahiers du Cinéma n°204 mentionnée plus haut), à quel point la réalité passée au filtre, au tamis de ce réalisme cinématographique si particulier dans la stylisation en est comme organiquement affectée.

  La Naissance de l'amour (c) D.R.

L’intersection, c’est aussi l’aiguille pleine d’héroïne enfoncée dans la veine du drogué qui désire avoir son " flash ", une image du réel que Garrel applique directement à son cinéma (la piqûre qu’effectue la caméra sur un morceau du réel addict, à l’instar de Lucie, à ces prises de possession, pendant que le cinéaste François voit le soir le résultat des prises, des " rushes " de la journée). C’est pour cette raison qu’il faut absolument associer des artistes tels Garrel et Ferrara sur l’idée confessée sur le registre de l’intime (réalité présente pour Ferrara, passée pour Garrel qui n’a pas oublié " Opium " de Cocteau ou les livres de Michaux) que la pratique du cinéma relève d’un état de dépendance quasi physiologique (dépendance issue de cet art envers le réel), avec la dose sévère de cruauté morbide que ce contrat implique. Mais c’est aussi le manque amoureux d’Augustin envers Lucie, prostré comme s’il lui manquait sa dose, le manque affectif de Zsazsa qui, littéralement, se fait un shoot quand elle raconte à Lucie l’histoire de sa vie désolée (d’ailleurs, par un curieux paradoxe d’un film qui, pour notre joie, en compte beaucoup, c’est Zsazsa qui nous fait davantage penser à Nico que Lucie ou le personnage de Marie-thérèse qu’elle devra jouer au cinéma). En contrechamp positif, c’est le fils de Carole que rencontre François en tout début de film, tout jeune père qui prépare attentivement, et avec le même soin que Zsazsa et ses doses, le lait chaud de son bébé.

Le cinéma pompe le réel (voir cette femme de ménage passant l’aspirateur dans le bureau d’un producteur), vampirise la vie et le résultat de cette vampirisation, de cette ponction, se lit sur ce grand lit vertical, lit blanc d’hôpital, qu’est le grand écran. Accompagnant les corps blafards et les mines légèrement comateuses des personnages, le noir et blanc garrelien (comme celui de The Addiction de Ferrara au titre largement explicite), entre des surexpositions lumineuses qui semblent consumer la matière vivante du plan jusqu’à l’extase de l’écran blanc final et des fondus au noir qui, souvent, on ne sait plus très bien, ne sont peut-être pas dus à des effets de caméra et de diaphragme mais à des chutes certaines de la lumière naturelle renvoyant dans le champ de l’antimatière ce qui vivait dans le plan, possède une force de stylisation (Raoul Coutard à la photographie depuis La Naissance de l’amour en 1993, excepté pour Le Vent de la nuit : clin d’œil amical, le chef opérateur du film que tourne François se nomme Raoul Maître) qui puise son inspiration quelque part entre celui du Paris fantomatique et raréfié de Pickpocket de Bresson en 1959 et celui plus prononcé et inquiétant, mais comme intériorisé par Coutard, que Karl Freund réalisait pour Murnau (la seconde heure de Sauvage innocence et sa partie consacrée au tournage d’un film provisoirement intitulé … Sauvage innocence).