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Sauvage Innocence (c) D.R.

Ce peut être aussi une lumière semblable à celle de Dreyer qui accompagne un couple (encore) amoureux quand il pénètre dans un plan à l’instar de celui de Dies Irae en 1943, ou de Renoir lorsqu’elle semble irradier d’un personnage apaisé en plein soleil d’après-midi, pendant une partie de campagne relaxante lors d’un arrêt de tournage. De Bresson, Garrel a gardé la matérialité des portes, des escaliers et des murs qui découpent l’espace et écrasent les individus paraissant toujours fragilisés par les lieux qu’ils traversent, malgré l’obstination de leurs desseins souvent inavouables (les marches de François et de Lucie, cette façon si caractéristique chez Garrel de parler un ton en dessous, comme pour mieux se faire entendre jusqu’au souffle vital des acteurs eux-mêmes et qui se confond avec le murmure du vent dans les branches des arbres). En rapport à Dreyer, il opère à l’envers un miracle semblable à celui de la lévitation de Johannès de Ordet  en 1954, opération de magie noire et de sorcellerie chez Garrel quand elle était blanche chez le cinéaste danois puisque Chas apparaît dans un plan, assis au bord d’une table écrasée par le peu de profondeur de champ et surplombant François, comme un mauvais génie flottant dans l’air. De Murnau, il reprend enfin la puissance de trouble inhérent au cinéma en tant qu’il est une machine de vampirisation du réel. Et François, malgré son air chétif et angélique, ne ressemble-t-il pas, lorsqu'il est filmé de trois quart dos, à Nosferatu, en quête d’une jeune fille dont la chair et le sang frais alimenteront ses désirs d’exorcisme cinématographique, afin de se débarrasser une bonne fois pour toutes du cadavre encombrant de Carole qui hante ses nuits tourmentées et dont il croit porter la responsabilité, alors qu’il sera coupable en toute inconscience de la mort de Lucie ?

Ce que filme Garrel avec la distance amusée de celui qui déjoue les clichés accolés à son cinéma, c’est l’innocence de la perte d’innocence : ce n’est plus l’innocence qui est innocente mais sa perte elle-même et celle de ses agents, en toute connaissance de cause (le personnage de Chas, dragon au souffle rauque, être de soufre et de cendre qui se confond avec son interprète Subor en faisant de son artificielle posture la seule vérité, la seule réalité aux dépens de toutes les autres) ou feignant bêtement de l’ignorer (l’inconscience mortelle de François), sans même parler de Lucie qui la perd fatalement en cours de film en ne s’en rendant jamais compte. Voilà cette sauvagerie dont parle le titre et que le film sublime dans la plus extrême douceur (le cinéma garrelien est par essence féminin), sans rien dénier de cette violence.

  Les Grandes Manoeuvres (c) D.R.

A côté des trois temporalités-réalités, toutes coexistantes, que le film déploie (l’histoire de Garrel avec Nico, celle de François dans le souvenir de Carole, celle de François avec Lucie incarnant pour son film Marie-Thérèse dont le personnage est largement inspiré de Carole), le cinéaste en repasse par le récit du " Portrait ovale " de Poe (" C’est la vieille histoire – que Godard a reprise pour Vivre sa vie - du modèle qui meurt quand le tableau est fini. Le modèle valait mieux, sans doute, que le tableau ", Philippe Garrel à Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, Admiranda / Institut de l’Image, 1992, p.119), en ce qui concerne surtout la seconde partie et le tournage proprement dit (le dessin de Chas représentant Lucie, mais déjà dans Topaze de Hitchcock en 1969, Michel Subor en crayonnait un autre tout aussi mortel). C’est surtout le mythe de Faust (" Le cinéma me fait penser au mythe de Faust. Si on veut imiter la perfection de la nature, c’est perdu d’avance (…) Le cinéma ne nous rend pas les gens dont on parle ", Philippe Garrel, entretien avec les Cahiers du Cinéma n°447, p.34), mythe littéraire popularisé mondialement par Goethe et cristallisé au cinéma par l’adaptation de Murnau dans son film éponyme datant de 1926 et par René Clair dans La Beauté du Diable en 1950 (on voit d’ailleurs une affiche des Grandes Manœuvres du même René Clair dans le bureau du premier producteur que rencontre François) qui irrigue entièrement le film de Garrel.

Et il faut voir les grandes manœuvres de François, habité par un fantasme nécrophile à la hauteur de celui du héros de Vertigo de Hitchcock, qui est de ressusciter une morte pour mieux l’assassiner de nouveau et définitivement, écrivant des pages et des pages, noircissant des feuilles comme s’il s’abreuvait du sang (ses taches sur le dos) de Lucie. Si Mehdi Belhaj Kacem rappelle par sa gracile beauté l’éternel jeune premier qu’était Gérard Philippe et qui tenait le rôle de Faust dans le film de Clair, Subor comme double méphistophélique et expansif (Chas a aussi connu Carole) de François, personnage plus malingre, lâche et faible que lui, fait revenir dans nos mémoires par sa grandiloquence et son sens du théâtre et de la déclamation les fantômes d’Emil Jannings du film de Murnau et de Michel Simon du film de Clair.