TOUS EN SCENE
De Playtime, quatrième long
métrage de Jacques Tati, on a longtemps retenu, davantage
que la démesure du film lui-même, la démesure
du projet : un tournage monstrueux, un décor monumental
– la " Tativille ", sortie de terre sur
les 15 000 m2 d’un terrain vague de banlieue –,
un format unique (c’est le seul film français tourné
en 70 mm), et finalement un gouffre financier dans lequel
Tati engloutit les deniers glanés par ses précédents
films, mondialement célébrés. Et puis
l’échec. Au moment de la sortie du film, fin 1967,
bien peu perçoivent l’intérêt de ce " machin ".
Tati s’y attendait, il comptait sur les Américains…
qui n’achèteront pas le film. Il faut dire que Playtime
est une œuvre d’une ambition extrême, un film fou, total,
une sorte de monade qui contient le monde à l’échelle
de ses faux immeubles gris entre lesquels glissent Monsieur
Hulot, des voitures, des touristes… et des hôtesses
de l’air. L’expérience de cinéma proposée
par Tati y prend la forme d’une invitation / initiation, générant
une nouvelle forme de perception d’un film, défrichant
un territoire jusque-là inexploré, et bien peu,
sinon pas du tout, fréquenté depuis.
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STRATEGIE COMIQUE
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Voir Playtime,
c’est pénétrer un véritable laboratoire
de rires et de regards, où tout dépend de la
capacité de chacun à s’investir, à participer
à la création toujours recommencée de
l’œuvre. Tati aimait à bousculer le rituel de la séance
de cinéma lorsqu’il présentait son film, invitant
le public à manifester, discuter, montrer du doigt
tel ou tel coin de l’écran où se nichait quelque
trouvaille merveilleuse. Moins qu’une tentative de désacralisation,
cette requête au public participe d’une stratégie
" politicomique " qui traverse de part
en part le film et en fait toute la singularité. Playtime
est en effet un essai politique qui, en opérant par
déplacement ou création d’une topographie plus
ou moins imaginaire, se rattache à la double tradition
des Lumières (les "Lettres Persanes" de Montesquieu,
les contes de Voltaire) et de la philosophie politique anglaise
(More et Hobbes). La fiction politique, ici, est située
dans un contexte semi anticipé et localisée
sur un territoire dont Tati est le stratège omnipotent
et Hulot, sur le terrain de la capitale Tativille, son discret
ambassadeur et agent trouble.
Comme tout bon stratagème, Playtime s’organise
en trois temps, qui épousent harmonieusement, mais
sans synchronisation, les fonctions de trois pôles du
dispositif cinéma. D’abord, un écran :
la satire du monde moderne, visible, visionnaire, dans le
prolongement de Mon Oncle, lequel valut à Tati
d’être taxé de vieux réactionnaire, nostalgique
du bon petit peuple de France. Ensuite, un plateau de tournage :
la décentralisation / démocratisation du gag.
Enfin, un projecteur : Playtime comme invitation
à constituer une nouvelle phénoménologie
de la perception.
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