WELCOME A TATIVILLE
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Tativille – ou plutôt
" Tatitown ", car on y baragouine un indéfinissable
franglais (" How do you say drugstore in french ? ")
– ressemble à un délire dévoyé
du Bauhaus : Omniprésence du verre, qui selon
Peter Scheerbart devait amener une ère nouvelle et
" détruire la haine ", fonctionnalisme
imparable, dans la lignée de la cuisine de Mme Arpel
dans Mon Oncle, monochromatisme grisâtre. Evidemment,
Tati se plait à pointer les tares du système :
le vivant y est objectivé, confondu avec le " consommable "
(un caddie pris pour un berceau, un enfant confondu avec un
sac), la culture est saccagée (la colonne dorique recyclée
en poubelle), le superflu règne en maître (le
balai lumineux), la technique embarrasse plus qu’elle ne sert
(l’interphone high-tech boutonneux), le snobisme devient un
mode de vie. L’uniformisation – jusque dans les vêtements :
costume gris pour monsieur, look international d’hôtesse
de l’air pour madame – aboutit à cette géniale
aberration inventée par Tati : la présence
de figurines de cartons discutant avec les figurants du film.
Ce que dit Tati de la ville moderne, il faut l’entendre dans
toute sa force politique, voire pamphlétaire, notamment
à travers deux thématiques délicatement
dosées. D’abord, le jeu des reflets et de la transparence,
matérialisé par les innombrables vitres que
l’architecture moderne se plait à utiliser jusqu’à
l’overdose. Une vitre a cette curieuse propriété
d’offrir à la vue un champ / contre-champ ; on
y voit à travers tout en percevant son propre reflet.
D’un point de vue politico-symbolique, elle a donc une double
fonction. D’une part, c’est un instrument qui permet de tout
voir, une force coercitive exercée sur des individus
qui ne peuvent se soustraire au regard d’autrui. Si une caractéristique
fondamentale ne lui faisait défaut (la possibilité
de tout voir sans être vu), ce serait l’instrument idéal
de l’idéologie du panoptisme longuement analysée
par Foucault. Voir la longue scène chez le camarade
de régiment de Mr Hulot, qui se trouve être le
voisin du fuyant Giffard (scène à l’origine
prévue dans Mon Oncle) : à force
d’être visibles depuis la rue, les comportements tendent
à être normés, les gestes répétitifs
et mécaniques. Comme à l’usine. D’autre part,
la vitre, en nous renvoyant sans cesse notre reflet transparent,
participe d’une illusion propre à la modernité
– au sens où celle-ci n’aurait de cesse de nous éloigner
de nos sensations primitives. Parmi les innombrables gags
basés sur ces reflets deux d’entre eux retiennent l’attention.
D’abord celui, magnifique, où Hulot confond Giffard
(derrière lui) et son reflet (devant lui), et se lance
à la poursuite de l’insaisissable chimère. Ensuite,
ce motif récurrent des monuments parisiens se réfléchissant,
en une vue impossible, sur les portes des immeubles. Les deux
disent la même chose : qu’à l’image de la
fameuse caverne de Platon, les hommes vivent dans un ordre
des choses factice, prenant pour la réalité
ce qui n’en est qu’une pâle copie. Et si le regard de
Barbara sur l’image de l’Arc de triomphe est nostalgique,
c’est que, pour poursuivre sur le récit platonicien,
nous sommes en deuil de l’essence des choses. Et les reflets
ne sauraient nous consoler, sinon de manière illusoire.
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L’autre thème
développé par le film, de manière plus
diffuse, muette, mais dans le prolongement de celui du panoptisme
et de la perception fictive, est celui du totalitarisme. C’est
moins l’architecture qui est concernée (après
tout, le Bauhaus se voulait libérateur), qu’une série
de comportements liés au consumérisme galopant.
Le spectre de la déportation veille dans ces nombreuses
situations où les déplacements des individus
se font sous la forme de marches forcées : Hulot,
notamment au début du film, ne se retrouve jamais là
où il voulait se rendre. Il semble absorbé par
le flux incessant des touristes avançant à petits
pas serrés comme s’ils étaient sous la menace
de quelque bourreau. L’autre motif lié à la
déportation, c’est bien entendu le moyen de transport.
Si l’avion est omniprésent, ce sont les cars qui, dans
une certaine mesure, prennent le relais des trains de sinistre
mémoire. Ceux-ci vomissent littéralement leurs
passagers, sous le regard circonspect de Hulot, coincé
dans une salle d’attente aux allures d’aquarium.
Ce monde à la limite de la barbarie, où l’on
voit tout mais pas l’essentiel, n’est pourtant pas sans espoir.
S’il est par nature aliénant, il demeure empli de beautés
cachées (l’embouteillage transformé en manège),
et capable de se transformer en terrain de jeu poétique
– c’est là qu’intervient Mr Hulot, de manière
active cette fois. C’est lui qui expulse l’homo modernus
de son Eden barbare en décrochant une pomme (artificielle),
un fruit défendu qui introduit l’anarchie dans le monde
moderne, ordonné, concentrationnaire. De manière
plus générale, le jeu consiste à trouver,
dans ce territoire a priori figé, des points de rencontre,
des correspondances, à l’image des furtifs croisements
entre Hulot et Barbara qui ponctuent le film. Et si le départ
précipité de la jeune touriste laisse un goût
de rendez-vous manqué (Hulot, coincé dans un
supermarché, recourt à l’un de ses doubles pour
lui offrir un cadeau d’adieu), le brin de muguet en forme
de lampadaire laissé en guise de souvenir par Hulot
sonne comme un dernier pied de nez poétique à
l’univers urbain.
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