DEMOCRATIE DU GAG
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Observateur attentif
de l’histoire du cinéma comique, Tati vient comme parachever
le genre. Cette histoire, selon lui, est mue par un principe
moteur : la dispersion de l’agent comique. Elle est aisée
à retracer : à la naissance du cinéma
comique, un personnage prend en charge l’action (Chaplin,
Keaton, Lloyd, etc.), puis deux (Laurel et Hardy), puis trois
(Les Marx Brothers), puis un groupe (Hellzapoppin),
puis tout le monde (Tati). De fait, dans Playtime,
il n’y a pas à proprement parler de figurants, mais
seulement des acteurs, par dizaines. Une foule indéfinie
de comiques. La longue scène au night-club " Royal
Garden " est l’apothéose du procédé.
Dans chaque plan, il y autant de gags que de corps à
l’écran : un homme qui se déshabille sans
arrêt, une femme qui danse comme une folle, un serveur
hilare, un autre qui se répand en regards aguicheurs,
un turbot sauce royale assaisonné toutes les cinq minutes,
le maître d’hôtel qui s’énerve, un poivraud
qui titube, etc.
Le dilettantisme des apparitions de Hulot, qui entre et sort
du film comme d’un moulin, couplé à cette déferlante
de clowns en tous genres, prolonge, de manière plus
subtile, le propos mis en place dans la sphère la plus
visible du film. Faire de tout un chacun un acteur comique,
détenteur d’un gag possible – donc de tous les gags
possibles – c’est affirmer haut et fort que la modernité
galopante et lénifiante a perdu la partie dès
lors qu’il y a quelqu’un pour enregistrer ce potentiel (de
même que l’architecture moderne n’a pas tué la
beauté, puisque Tati-cinéaste est là
pour extraire des immeubles, des couloirs, des rues, de secrets
enchantements). Autrement dit, que l’on puisse rire de tout
le monde, ou – mieux – que tout le monde soit capable de faire
rire, c’est affirmer que chaque individu possède un
îlot de résistance à l’uniformisation
puisqu’il conserve un capital indestructible : la particularité
signifiante.
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Cette " démocratie
(participative) du gag " instaurée par Tati
a autant une valeur politique que cinématographique.
La législation mise en place participe beaucoup à
l’intense beauté plastique de Playtime. Avec
une délicate courtoisie, le cinéaste résiste
au simulacre de démocratie régie par la loi
du " un plan pour tous " en vigueur
dans certains films hollywoodiens (dogme que Face/Off
avait fait imploser à sa manière) : un plan
pour le gentil, un plan pour le méchant, un plan pour
le bien, un autre pour le mal. Chez Tati, puisque tout le
monde est dans le même bateau, tout le monde est en
scène. Donc, plan large pour tout le monde. Et une
fascinante disposition géométrique pour agencer
tout cela. Un peu comme un tableau de Mondrian soudain envahi
par une folle sarabande d’individus uniques, tous particuliers,
tous remarquables. Chez Tati, personne n’est laissé
de côté, chacun existe pour lui-même et,
de fait, participe à la création in vivo d’une
communauté sans frontières. D’ailleurs, la seule
tentative de créer un club privé, sectaire,
dans le film – au Royal Garden, sous l’impulsion du riche
Américain – échoue rapidement, n’ayant pas de
raison d’être puisque tous sont membres du club de l’humanité.
INITIATION AU REGARD
Playtime, c’est donc à
la fois une vision lucide et poétique d’un fait de
société – la modernisation – et une dynamique
de cinéma qui en serait, en quelque sorte, l’antidote
souriant. Encore faut-il apprendre à regarder cela
avec des yeux neufs. Dès l’ouverture (la scène
de l’aéroport, sublime de majesté silencieuse),
on sent qu’une discipline du regard est nécessaire
pour capter les innombrables strates du film. Le défi
lancé par Tati est plus qu’audacieux : le cinéaste
ose ne plus présenter les gags dans la continuité
(un, puis l’autre), mais dans la simultanéité
– au risque que certains d’entre eux passent inaperçus.
La stratégie comique du film va à l’encontre
de l’évidence et du bon sens. Là où tous
les burlesques exhibent très logiquement leurs trouvailles,
Tati, lui, les dissimule en les recouvrant d’autres facéties.
Il va sans dire que la " découverte "
d’un gag en décuple la force, que Playtime est
un film qui se mérite, et que les mous de la pupille
pourraient bien s’y ennuyer. Idem pour les durs de la feuille,
puisque Playtime s’écoute autant qu’il se voit.
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