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L'Orphelin d'Anyang (c) D.R.
En ce sens, le début du film est admirable de précision. Que voit-on ? Les déambulations sans autre but apparent que de déambuler de Dagang, personnage mutique et lunaire, le long de longs plans-séquences à la fixité immuable. Ces quelques " blocs de durées-mouvements " (Gilles Deleuze) n’ont pas, après coup, qu’une seule valeur documentaire où c’est la perception pure qui induit a posteriori du sens (à quoi ça ressemble une Chine en voie de désertification, dont les usines ferment les unes après les autres ou qui n’embauchent plus ?), mais se chargent insidieusement d’une tournure comique, comme on avait déjà pu le remarquer dans le cinéma de Chantal Akerman, que le film ne démentira jamais. Passant et repassant le cadre, on se dit alors que le personnage, par son inoccupation qui renvoie à la situation de fermeture sociale que connaît le pays, est un vague cousin lointain des ouvriers du dernier film d’Alain Guiraudie, Ce vieux rêve qui bouge, c’est-à-dire un descendant direct des silhouettes désorientées devant la rigidité des structures et la frontalité d’un regard, celui du cinéma de Jacques Tati. Cette manière de déjouer nos attentes d’un " houhsiaohsienisme " proliférant en Asie auquel même Jia Zhang-Ke n’a pas su renoncer avec Platform n’est pas sans rappeler l’autre alternative taiwanaise en matière de modernité cinématographique, Tsai Ming-Liang.

Chao ne se départira pas de ce comique discret, un peu collant, à l’instar de Dagang qui refuse à un moment du film de sortir du cadre alors qu’on veut l’en expulser. Et c’est par ce biais que vont se nouer les différents fils narratifs du récit, et comme chez Chaplin, le comique n’est que le côté pile d’une pièce dont le tragique est le côté face. Dagang n’a en sa possession que des tickets-repas de la cantine de l’usine qui vient de le virer, et ils ne lui sont d’aucune utilité pour pouvoir se payer un bon bol de nouilles. Même ses voisins ne peuvent l’aider, les usines n’ayant pas débauché bloquent depuis plusieurs mois le paiement des salaires. Le gag veut qu’en tombant par hasard sur un nourrisson abandonné sur lequel un billet manuscrit promet une petite somme d’argent afin de prendre soin de lui, Dagang ait résolu momentanément ses problèmes pécuniaires. La vacance frustrante du personnage est terminée, son assise active est trouvée : il lui faut donc assurer son nouveau cadre, le cadre du plan et n’en plus sortir. Son obstination prête à sourire, elle émeut surtout, palliant à la désaffection du milieu (le sol poussiéreux) et à la démission sociale (les usines fermées). Anyang aussi est un peu l’orpheline de Pékin, laissée à l’abandon, préférée aux promesses un peu putes de l’Ouest.

  L'Orphelin d'Anyang (c) D.R.
A l’opposé est le trajet de la mère du nourrisson, que Dagang rencontre assez rapidement. Il s’agit de Yanli, une belle prostituée à la mine triste : son enfant, on l’apprendra bien assez tôt, est de son maquereau, le rond et gras Si-De, petit mafieux de son état entouré de quatre gardes-chiourme habillés à l’européenne. Le trajet de ce dernier est le troisième du film : son centre névralgique sera aussi le même que celui des autres, à savoir qui doit avoir la garde du bébé. A partir de là, tout s’accélère, le film lui-même s’affranchissant du rigorisme de sa mise en place pour des envolées que n’aurait pas dénié un cinéaste comme Kitano (autre gag, quand une ellipse sur un coup brutal porté à Yanli par Si-De qui ne cesse de l’humilier se redouble d’une autre ellipse lorsque Si-De s’écroule subitement dans la rue, suite à une attaque due à la leucémie). Ainsi, la position de chacun aura changé : Yanli et Dagang organisent ensemble la garde de l’enfant quand, de son côté, Si-De se sachant atteint d’une maladie à laquelle il ne réchappera pas veut reconnaître, suite à un entretien avec sa mère, cet enfant comme étant le sien. On sent alors qu’il en va de leur vie à tous : ce petit théâtre assez brechtien reconduit de façon latérale ce que tous ont loupé dans les minces cadres offerts par la société chinoise. Exploitants (Si-De), exploités (Dagang et Yanli), ils n’avaient aucun point de maîtrise sur lequel pouvait s’arc-bouter une raison d’être suffisamment autonome pour ne pas trop subir les sévères pressions de leur gestus.

Et pour le contester, pourquoi pas : cet enfant non voulu, pas programmé, va précipiter un regard, un mode de vie, une fiction, faire ou défaire des unions, contestant même notre vision première du film. On avait cru d’abord voir une œuvre post-antonionienne, avec ses espaces amorphes ou déconnectés, ses personnages épuisés, son sens d’une durée étale et son récit minimal. Il s’agit en fait d’un mélodrame tout ce qu’il y a de plus classique (Chaplin, encore) mais comme mis à distance, non pas comme l’aurait fait un Fassbinder en insistant par le théâtre sur le théâtre, mais par la frontalité des plans tellement ouverts sur le réel, tellement imprégnés par celui-ci que bien souvent la circulation automobile ininterrompue va jusqu’à empêcher parfois la visibilité de la fiction.