L’attendrissement, voire
la mièvrerie intrinsèque au genre résiste
au filmage (certaine déclaration de la prostituée,
un peu courte : " Je ne fais pas ce métier
par plaisir mais par besoin "), la mise en scène
résiste aux codes universels du genre (voir ce plan
impressionnant où Yanli récupère de l’argent
à un guichet pendant que l’agent n’arrête pas
de bruyamment tamponner des fiches invisibles à l’œil
du spectateur : la bande-son informe le plus simplement
du caractère administratif lourd ossifiant les passages
obligés décrétés par la société).
L’origine romanesque du film se fait d’abord oublier, puis
revient discrètement, s’insinuant dans les intervalles
et les fondus au noir qui ponctuent chaque séquence
de l’œuvre, en en contrebalançant l’intérêt
documentaire (la modernité comme garde-fou, tampon
et jonction entre le pur romanesque et le pur document).
C’est à équidistance
de ces trois modes diégétiques ou filmiques
(le mélo, le comique, la modernité à
tendance documentaire) qui répondent sur le versant
de la forme au croisement de trois existences du point de
vue du scénario que L’orphelin d’Anyang
peut vivre dans une triangulation redoublée assurant
sa force, que le bébé peut attirer au sein de
ce triangle humain rapidement constitué les plus vives
attentions. Et l’une des plus belles fonctions qu’assure le
nourrisson sera en conséquence celle de trait d’union,
de raccord : entre deux êtres que rien ne devait
un jour devoir rassembler, entre deux voire plusieurs modalités
de cinéma. Pour que puisse enfin avoir lieu un regard.
|
 |
|
|
Il est celui par qui le
scandale arrive (la prostitution, la maternité
impossible à gérer, l’argent) ; il est aussi
celui grâce à qui un récit peut se nouer,
offrant surtout à Dagang et à Yanli de grands
moments de présence concrète qui bouleversent.
Une scène de repas qui n’est pas sans rappeler Naruse
succède à une autre plus en aval du film
: dans la seconde, Dagang manque à l’appel, il manque
au plan comme à celle qui finalement ne peut réprimer
ses larmes en avalant ses nouilles, son bébé
dans les bras. Yanli, par sa tristesse affectant sans effusion
tout le plan, nous susurre qu’elle est désormais orpheline
de cet homme, que le plan en adéquation avec les désirs
de ses héros est dorénavant orphelin de son
personnage.
Au bout du compte, on comprend
que ce n’est pas le bébé l’orphelin promis par
le titre du film (il a une mère biologique, et deux
pères qui se le disputent, l’un biologique et l’autre
plus d’élection que d’adoption), mais Dagang lui-même,
résolument seul, sans famille alors que Si-De ne bouge
jamais sans être accompagné par son escorte et
le souvenir prégnant de sa mère, coordonnant
son avidité de perceptions (regarder le Fleuve jaune
et puis mourir) avant d’irrémédiablement basculer
dans le hors-champ programmé par la leucémie.
C’est encore un gag qui signe ce basculement, mais tragiquement,
au détriment de Dagang, puisqu’en se bagarrant avec
Si-De au sujet de Yanli, en voulant demeurer vissé
dans son champ (d’intervention), il se retrouve jeté
en prison, ayant probablement provoqué prématurément
la mort du maquereau repenti. Dagang entôlé,
Si-De disparu, le film entier dans une forme d’accélération
absurde et désespérante repose maintenant sur
les frêles épaules de Yanli.
 |
|
|
|
L’orphelin d’Anyang
semblait s’avancer sur les brisées de Ozu. Ces plans
répétés de ruelles animées le
soir tombé, ce vélo immobile posé contre
un mur comme figuration du mouvement bloqué et indexé
au profit de la pure représentation du temps, cette
séance officielle de photo même où Yanli
et Dagang, leur bébé dans les bras (car il est
à eux, et à eux seuls, cette propriété
largement assumée n’étant que le fruit combiné,
d’abord du hasard puis de leur volonté), posent comme
poserait n’importe quelle famille normalement constituée
(cette simulation consciente – une mise en scène personnelle
que n’effacera pas la mise en scène fade du photographe
professionnel, en miroir de celle de Chao que n’écraseront
pas les lois d’airain du cinéma chinois professionnel
– a peut-être plus de force que la représentation
de façade attendue dans ce genre de situation), tout
cela fait indubitablement penser au film Récit d’un
propriétaire du cinéaste japonais.
|